50 ANS DE MARIAGE

janvier 1955

 

Mes chers enfants, mes chers amis, ma chère épouse,

 

Vous me voyez profondément ému non seulement, et c'est bien naturel, par l'anniversaire qui nous réunit, mais aussi par les manifestations affectueuses dont vous nous avez comblés. Aux remerciements individuels que nous vous avons exprimés, permettez moi d'ajouter un nouveau remerciement collectif.

Notre fils et notre petit-fils viennent de prononcer des paroles qui nous ont profondément touchés.

Mon cher Philippe en t'écoutait je croyais entendre ton grand-père Gabriel Boulle. J'ai conservé le pieux souvenir de sa fidèle amitié, de ses nobles sentiments et de leur expression chaleureuse. Tu as eu les pensées qu'il aurait eues lui-même et les mots que tu as su choisir pour les dire auraient été les siens.

Tu as exprimé, mon cher Jules, au nom de tes frère et soeurs ce que vous ressentez à l'occasion de cette longue route d'un demi-siècle de vos parents. Tes paroles trouvent leur écho dans notre coeur.

Nous vous remercions tous deux de la délicatesse et de l'affection qui vous ont dicté votre compliment.

Nous aurions voulu que le cercle de famille fut complet. Les circonstances ne s'y sont pas prêtées. Notre pensée va vers les absents et nous savons qu'ils sont de coeur avec nous.

Je sais, ma chère compagne, que tu n'apprécies que modérément les manifestations oratoires. Après ce que tu viens d'entendre je pense que tu seras d'accord pour reconnaître qu'il y a des paroles qui ne déçoivent pas.

En ce qui me concerne, tu me permettras de t'exprimer ce soir, des sentiments dont la simplicité et la sincérité m'autorisent à passer outre à ta discrétion préférée.

Nous n'avons ni l'un ni l'autre le fétichisme des anniversaires, aussi n'est-ce pas tant le retour pour la 50° fois de cette date du 12 janvier que je veux évoquer, mais la longue étape que nous avons parcourue ensemble et qui couvre plus des 2/3 de notre vie.

Nous y avons été si près l'un de l'autre, nous avons été tellement façonnés l'un par l'autre, nous nous confondons si complètement l'un dans l'autre, qu'il m'apparaît que cette vie commune est la seule forme concevable de toute notre existence et que je me surprends parfois à croire que telle elle a toujours été.

Sans doute mes souvenirs d'enfance, profondément gravés dans un cerveau tout neuf, sont-ils restés intacts.

Mais je ne sais plus te dissocier de ma personne, et j'imagine que dans les circonstances les plus graves de ma vie d'enfant et de jeune homme ton influence tutélaire agissait déjà sur mon comportement.

Cette évocation de ta présence dans un passé lointain qui l'a précédée témoigne de la force de notre union.

En remontant tout au long de ces milliers de jours que nous avons vécus ensemble, nous constaterons sa fécondité et sa vertu.

Cette rétrospective à laquelle je te convie sera pour moi l'occasion de faire revivre tant de souvenirs, d'y ressaisir les bons moments et les autres, de comprendre comment et dans quelle mesure j'en ai été l'artisan inconscient ou lucide, de faire une sorte d'examen de conscience et d'en tirer motif à ferme propos.

Je retrouve à chaque pas de ce pèlerinage les traces des dons que nous nous sommes faits réciproquement, corps et âmes.

Et ce m'est une joie très douce que de reconnaître les bienfaits de ceux que tu m'as faits et de t'en exprimer ma gratitude.

Je ne connais pas la longueur du chemin qui nous reste à parcourir ensemble; j'ignore si nous avons encore à échanger entre nous quelque don oublié; mais je suis sûr que nous nous donnerons encore tout ce que nous serons en mesure de nous donner.

Au cours de cette dernière étape, je voudrais que tu conserves un souvenir matériel de cette méditation.

A côté de l'anneau de fiançailles qui scellait ma promesse et d'où la lumière faisait jaillir vers l'avenir les rayons de l'espoir, je te prie de passer à ton doigt cette bague qui brillera des reflets du passé et dont les feux réchaufferont, s'il en est besoin, et en tout cas illumineront dans la sérénité notre confiance réciproque et notre très tendre affection.

 

 

 

Mariage de Catherine et Jacques

 

Ma chère petite fille,

Mon cher petit fils,

 

C'est avec une émotion bien douce que vos grands-parents participent à votre joie.

Au terme de leur longue existence ils se détacheraient de ce monde si l'affection de leurs nombreux enfants et petits-enfants ne les retenaient dans ce présent agressif, ranimant souvenirs et espérance : souvenir de leur passé, espérances vers votre avenir. L'une de ces espérances se réalise.

C'est aujourd'hui votre heure, l'heure lumineuse d'un grand bonheur.

 

Je ne vous connais pas beaucoup encore, ma chère Catherine, mais ce que je sais déjà de vous me donne l'assurance que vous méritez ce bonheur et que vous abordez vos responsabilités nouvelles avec tout ce qu'il faut pour l'entretenir.

Il est douloureux d'évoquer la mémoire d'une mère trop tôt disparue, il est cependant légitime de penser à Elle aujourd'hui : c'est son souvenir qui vous a guidée dans la prise en charge du foyer paternel; c'est son exemple qui fera de vous l'épouse affectueuse et prévenante gardienne de la clarté et de la joie du logis et la mère vigilante, éducatrice attentive à la formation du coeur et de l'esprit.

Vous apportez à votre mari cette aisance sans apprêt, assortie de grâce et de finesse, qui me fut révélée dans le moment même que je vous connus; vous m'apparûtes simple, franche dynamique, tout à fait apte à mettre en valeur toutes les qualités d'un savant normalien qui, avec l'âge, aurait pu demeurer, s'affirmer aussi impénétrable que distingué.

Avec vous il ne sera ni moins savant ni moins distingué; grâce à vous il deviendra perméable.

 

Tu t'es proposé, mon cher Jacques, d'affronter les épreuves parmi les plus difficiles qui s'offrent aux étudiants quand ils doivent choisir.

Tu as franchi sans défaillance toutes les barrières; te voilà agrégé de mathématiques.

Tu as parcouru passionnément les sentiers de l'abstraction qui conduisent peut-être à l'équation suprême. Ils débouchent aussi dans le champ de l'application où ta curiosité t'attirait, car les arbres ne te cachent pas la forêt.

Et voilà que, par la plus aimable des contraintes, la malice de l'immortel petit archer te bouscule vers des réalités plus vivantes encore où, sous la bénéfique influence de Catherine, ton coeur s'épanouira et laissera fleurir toutes les vertus qui s'y cachent.

Ta science, ton sens pratique, ta force physique et morale constitueront la charpente solide de votre foyer.

 

Ainsi mes chers petits enfants, vous complétez vous l'un par l'autre.

Vous allez prendre une part active à la sublime épopée qui commença le jour où Dieu mit au côté de l'homme une compagne en leur disant :

"Soyez féconds, multipliez vous, emplissez la terre et soumettez la."

Vous savez ce qu'il en advint.

Cette haute mission ne devait être que de joie; elle fut pénalisée de souffrances; la route devait être claire, large et droite, elle fut assombrie, sinueuse et raide parfois.

Mais la mission demeure et le destin s'accomplit.

L'union que vous contractez aujourd'hui vous dispensera les joies les plus grandes; elle vous donnera aussi le courage de traverser sans faiblir les inévitables vicissitudes.

La charge est légère quand on la partage et le bonheur est double quand on est deux.

Enfin vous avez dans votre bagage deux richesses incomparables : la maturité précoce de votre génération et la fraîcheur intacte de vos sentiments; richesses éphémères sans doute, mais excellent tremplin pour le départ.

Allez donc vers l'avenir avec confiance.

Et vous n'oublierez pas, j'en suis sûr, que si vos parents ne sont responsables ni de l'étincelle ni de votre mutuel serment, ils ont largement contribué à faire de vous ce que vous êtes, pour votre bonheur réciproque et leur parfaite satisfaction.

C'est dans cette joie, pour ce bonheur, en votre honneur que nous levons nos verres.

 

A vous, Jacques et Catherine

Nos voeux émus et chaleureux,

Beaucoup de roses, peu d'épines

Vivez longtemps, toujours heureux !

7 avril 1962

 

 

 

Mariage de Nadine et Pierre

 

Mes chers Enfants,

 

Au nom de tous, absents et présents, je vous exprime les voeux que nous inspire notre affection et c'est avec une profonde émotion que j'évoque votre bonheur; émotion accrue par le souvenir d'un deuil cruel, si proche encore de nous, et par l'éloignement de parents très chers.

Peines et joies se succèdent ainsi dans la vie, si courte pour les vieux, si longue en apparence pour les jeunes. Vous êtes de ceux-ci et vous regardez l'avenir, plein de promesses, avec la souriante confiance qu'il faut pour être heureux.

Pendant que le vieillard morose se lamente, bousculé par l'agitation des temps nouveaux, effaré par tant de vitesse et d'accélération, vous ne vous troublez pas, adaptés par avance à l'évolution qui fut toujours la loi, mais de plus en plus rapide qui est celle d'aujourd'hui.

Mes sentiments personnels ne sont pas tellement dissonants qu'ils ne puissent s'accorder aux vôtres.

Je te connais assez, mon cher Pierre, pour avoir la foi en ton dynamisme, en ton courage, en ta volonté. Je sais que tu possèdes ce sens de l'humain qui se traduit en gestes de fraternité et dés l'abord en amabilité pour ton prochain; c'est dans la profession que tu as choisie, une vertu capitale.

Ta vie a cependant débuté dans la tristesse: ton père était mort pour la France quelques mois avant ta naissance; tu es né chez nous; c'est là que se sont écoulées les premières années de ton enfance, entre ta mère, si courageuse, et tes grands parents; aussi ont-ils le sentiment d'être, à la fois, un peu tes parents. Tu n'avais pas de père, ce qui est un grand malheur, mais tu grandissais cependant dans une ambiance quasi paternelle. Tu as surtout la grande chance d'avoir retrouvé un père, vigilant et tendre, au foyer que ta mère a pu rétablir avec lui.

J'aurais été heureux de lui redire, en ce jour solennel, toute notre gratitude et toute l'affection qui la consacre.

Ainsi se sont forgées pour toi des armes efficaces. J'aurais mauvaise grâce à te croire trop jeune pour les bien employer, puisque j'avais à peu près ton âge quand je me suis marié, il y aura bientôt soixante ans.

Je ne puis encore, ma chère Nadine, apprécier pleinement toutes vos qualités. Mais que Pierre vous ait choisie est une présomption de leur valeur. L'opinion que je m'en suis faite l'a déjà confirmée.

Vous avez un bagage de connaissance particulièrement précieux pour un mari médecin. Vous voilez modestement sous une simplicité discrète une volonté qui se conjuguera avec celle de Pierre. Vous disposez, comme toutes les femmes de la séduction qui nous charme et de la puissance dont le joug nous est si doux.

Tous ces pouvoirs vous les mettrez en oeuvre pour la sérénité de votre foyer, votre royaume, pour la pérennité de sa grâce attirante et réconfortante, de sa force tutélaire et éducative.

Vous voilà indissolublement unis pour affronter la destinée. Quelles que soient les circonstances vous en serez les efficaces artisans.

Prenez ce départ vaillamment, en première vitesse: c'est la bonne méthode. Vous rencontrerez en cours de route maintes occasions d'embrayer les autres sans hésitation ni heurt.

Chère Madame, ma chère Claude, nous partageons de tout coeur votre émotion.

Merci, mes chers Amis, de votre affectueuse présence.

Levons avec ferveur nos verres en l'honneur et pour le bonheur de nos enfants.

6 juillet 1963

 

 

 

Mariage de Geneviève et Xavier

 

Si j'avais écouté la voix de la Sagesse, je n'aurais pas eu l'audace d'exprimer aux jeunes époux, au nom de nous tous, les voeux très fervents de bonheur; les bavardages d'un antique sont, à juste titre, considérés comme d'inutiles rengaines.

Mais comment ne pas répondre, ma chère Huguette, à l'honneur que tu me fais en me chargeant de cette mission ? Comment résister au plaisir, je l'avoue, de l'accepter ?

Quand les générations se rencontrent, et qu'à l'occasion d'un sacrifice un ancien s'adresse au conscrit, il est de règle que ses vues ne soient pas conformes. Mon propos sera donc très bref, un développement pourrait mettre en relief quelques divergences.

Jeunes et vieux, nous sommes solidaires. Le privilège de l'âge n'est que d'avoir franchi toutes les étapes que les jeunes vont connaître à leur tour. Les même lois les dominent.

Un lien solide nous unit, très particulier en apparence mais qui se ramifie dans les branches de la famille, c'est l'affection; la sollicitude de la Mère pour son enfant; sentiment qui renaît à chaque étape de la descendance, comme, à chaque printemps le bourgeon fait éclater l'écorce; et qui se propage bien plus vers l'avenir que vers le passé, c'est bien naturel; et c'est pourquoi, quand je vous souhaite le bonheur, vous ne pouvez, vous les jeunes, que me souhaiter de tenir avec ce qui reste.

Le bonheur ! quelle merveille ! Mais qu'est-ce donc que cette éblouissante perspective ? Où le chercher et comment le trouver ? Depuis toujours les hommes courent à sa poursuite; tous les philosophes en ont disserté : ils ne sont d'ailleurs pas d'accord. Aussi ne prendrai-je pas parti. Mais je vous confierai deux secrets qui en sont, à mes yeux les clefs.

L'homme doit être ambitieux, mais cet ambition doit, à chaque heure, s'ajuster sur les moyens dont on dispose : c'est la combinaison qui permet d'accéder à ce coffre tout rempli de satisfactions. Pour l'ouvrir tout à fait il faut y joindre l'espérance : c'est elle, peut-être, qui nous apporte le meilleur.

Vivez donc avec elle; forcez avec elle les obstacles, car si c'est un réconfort, c'est aussi une arme inusable jusqu'au jour lointain où, comme moi, vous n'aurez d'autre ressource que votre souvenir; ce sera tout bien sûr mais c'est beaucoup.

19 mars 1966