Dîner d'anciens

10 mai 1964

 

Mes chers Camarades,

 

Permettez-moi de vous placer tous sous ce vocable dans lequel je mets toute mon affectueuse fraternité. C'est peut-être un peu cavalier pour vous Mesdames, mais vous le permettez à un vieux grand-père.

J'ai accepté la flatteuse invitation de notre ami le Président BLANC, et me voici à cette place d'honneur très sensible à ce témoignage de sympathie et je l'en remercie de tout coeur. Je suis cependant, cher ami, quelque peu essoufflé, vous ayant suivi sur une belle route fleurie un peu raide tout de même.

Mes chers Camarades soyez les bienvenus. Au plaisir d'exprimer ma gratitude au Président s'ajoute celui de vous accueillir dans cette maison. Ce n'est pas la première fois qu'elle vous offre son cadre mais c'est chaque fois pour notre Hôtel une agréable circonstance; aussi suis-je heureux et fier d'y présider aujourd'hui.

Dans cette ambiance euphorique, vous avez retrouvé au hasard du voisinage, l'esprit, le coeur, la lumière, le parfum du pays. C'était le meilleur de cette soirée.

Voici venue l'heure de l'allocution traditionnelle. Je ne suis pas sans inquiétude; ni vous non plus, je le comprends. Nous nous ferons de mutuelles concessions. Je serai court et vous serez indulgent.

Ayant largement franchi le cap de l'octogénariat, méritant, je le crains, les épithètes, parfois cruelle, que décoche la jeunesse aux générations qui l'ont précédée je suis tenu à la discrétion et à la prudence. Je ne puis donc que faire preuve d'humilité en vous dévoilant simplement l'état d'âme d'un vieillard, bouleversé par l'évolution qui s'accomplit et ébloui par ses promesses.

L'émotion, l'effarement, l'admiration qu'il éprouve tour à tour sont évidemment subjectifs.

Sa personnalité prend sa source dans l'ascendance, le terroir, puis dans la formation; l'épreuve de la vie la complète. Aussi pour expliquer la mienne n'est-il pas inutile de rappeler mes origines et mes étapes.

Mon père venait du nord. Sorti de l'école de Saint Etienne, il était ingénieur aux Mines de la Grand Combe quand j'y suis né au début de 1881. Très vite il passa à Rochebelle, et c'est là qu'il a terminé sa très courte carrière, il est mort en 1895. Il avait 39 ans.

Mon grand-père maternel était d'Aix en Provence. L'ascendance de ma grand mère et de ma mère prend ses racines dans nos basses Cévennes.

L'ancêtres cévenol le plus éloigné que l'on connaisse est André Francezon, chirurgien à Alès. Il était né en 1770 à Saint Michel de Dèze. La tradition orale affirme que son père ou son grand père Anthoine, était émigré d'Angleterre. Protestant fuyant la persécution il avait trouvé asile au pays des Camisards. En reconnaissance de l'accueil qu'il avait trouvé il abandonna son patronyme britannique et se fit appeler France-son, fils de France. Des vestiges de sa tombe ont été retrouvés à Saint Gilbert de Calberte.

Mon trisaïeul, petit fils d'Andrè Francezon, le chirurgien, épousa une catholique. De cette union naquirent des fils protestants et des filles catholiques; je descends de l'une de ces dernières.

 

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Le Lycée d'Alès était ouvert depuis deux ans lorsqu'en 1889 j'entrais dans la classe de huitième.

Il était de brique rose, tout pimpant avec ses bâtiments aérés et clairs, ses grandes cours aux promenoirs couverts, ses arbres, sa piscine, indice, à cette époque, indéniable du progrès. Il préfigurait par l'introduction dans son enseignement du cycle moderne à côté du classique, l'évolution qui s'amplifie encore.

A son évocation des figures et des noms surgissent du passé. Des professeurs : BLANC le premier, COMBESCURE, EVESQUE le dernier, PAUL, AUSSET proviseur, DIVOL qu'on ne peut oublier.

Il en est d'autres, mais ce sont là celles à qui j'ai bien souvent pensé. AUSSET pur cévenol, austère, décisif : "purement et simplement " disait-il fréquemment, frappant du pied pour affirmer sa volonté. Sa magnifique chevelure blanche, abondante sur les côtés, laissée à nu le dessus du crâne; la redingote noire était son vêtement journalier. Ces attributs soulignaient le prestige du personnage.

PAUL avait une belle prestance. Plus souriant qu'Ausset il n'en imposait pas moins. Il lui succéda dignement m'a-t-on dit. Je l'ai eu comme professeur de physique. Dans ce rôle il fut parfait.

L'ensemble du corps enseignant était de qualité, conscient de sa mission, modeste, dévoué, attentif.

Le Proviseur était fier de son lycée, soucieux de sa réputation, ambitieux pour son avenir.

L'effectif des élèves, modeste (une vingtaine au plus par classe) facilitait la tâche des maîtres.

La discipline régnait, sans trop de contrainte, la turbulence et les gamineries de la jeunesse généralement modérées, peut-être parce que DIVOL en concentrait sur sa personne toutes les manifestations et en épuisait les réserves.

Singulier personnage que ce professeur d'histoire : érudit, doué d'une prodigieuse mémoire, doux mais naïf jusqu'à la sottise.

Il récitait au commandement la succession des empereurs de Chine, assurément incontrôlable, mais trop "brave" pour tricher.

Quelque peu bedonnant et ne portant pas bretelles, il suppléait machinalement par des rappels adéquats à l'inefficacité de sa ceinture. Parfois, le réflexe coupé par quelques distractions, il oubliait de réparer le désordre. Alors du fond de la salle une voie claironnante l'interpellait : "M'sieu, M'sieu vous perdez votre culotte". Et docile, il remontait son pantalon.

Il avait une femme charmante, et c'était le ménage le plus uni. Certain jour, à l'improviste, un loustic lui demanda s'il n'avait pas un cousin beau capitaine, qui, la veille, se promenait au bras de Madame. Il s'interrompit, réfléchit, puis le plus calmement du monde : "Non, vraiment non, je n'en vois pas" répondit-il.

Le plus effronté d'entre nous avait la spécialité de solliciter à plusieurs reprises au cours de la leçon, la permission de sortir d'urgence. Cette fois, excédé, Divol refusa. Alors le requérant, sans insister, gagna le fond de la classe et arrosa le mur, modérément d'ailleurs, ses ressources étant limitées.

Ce qui aggravait ces impertinences c'était moins leur virulence que leur incessant renouvellement.

Le pauvre homme paya son impuissance. Le déroulement de sa carrière en fut compromis; à chaque étape, une nouvelle chute souligna son discrédit.

Ce n'est pas sans un peu de remords qu'on évoque ces souvenirs. D'autres, heureusement, les effacent.

COMBESCURE flattait notre orgueil, il nous traitait en grand garçon. Et pourtant il était de petite taille; sa belle barbe noire lui donnait bien quelque autorité, mais surtout la considération qu'il paraissait nous accorder, son regard malicieux, l'art de conter en pince-sans-rire les plus réjouissantes anecdotes, lui donnaient à nos yeux, l'allure d'un génie bienfaisant et inaccessible.

BLANC, mon premier professeur en 8°, j'avais 8 ans, a marqué d'une empreinte, encore intacte, mon âme d'enfant par sa bienveillance et la fermeté qu'elle dissimulait. Il était paternel, on allait à lui spontanément et j'écoutais avidement les connaissances premières qu'il nous enseignait clairement avec simplicité.

Le professeur de Math-Elem, EVESQUE, était efficace et brutal. Certains de ses élèves conservent un souvenir amer de sa rudesse. J'affirme pour ma part qu'elle ne me rebutait pas. Serait-ce à cause de l'inclination que j'avais pour cette science ?

Dans ce milieu attachant du lycée, à l'ombre du clocher de notre village qu'on ne quittait guère parce que les moyens d'en sortir n'existaient pas, l'horizon était limité. Les programmes se déroulaient immuables mais ne s'évadaient pas au delà de limites rigoureuses.

Ma vie familiale n'était pas moins fermée. Entouré de la sollicitude d'une grand mère, d'une mère et de trois soeurs je ne pouvais acquérir pleinement le caractère viril que confère l'autorité d'un père et, risque plus grave encore, les tendances égocentriques d'un adolescent hissé sur un fragile piédestal pouvaient être exaltées.

Je grandissais dans une quiétude précaire, dominé et subjugué par l'ambiance.

Aussi lorsqu'après le bachot il fallut fixer l'orientation, ce fut la proviseur AUSSET qui décida.

Et j'entrais au lycée de Nîmes en Math-Spé. Je n'aurais rien à en dire si je ne tenais à rendre un hommage ému et affectueux au professeur que j'eus la chance d'y trouver : Abel MARIJON qui vit encore à Saint Alban d'Ardèche son pays natal et presque cévenol, en tout cas tout proche de nous. Frais émoulu de Normale, il n'était pas beaucoup plus vieux que le plus âgé de ses élèves. Véritable apôtre, aussi modeste dans son attitude que parfait dans son enseignement il poussait le dévouement jusqu'à venir, presque chaque soir, à l'étude s'assurer que chacun de ses élèves avait bien compris la leçon.

 

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1900...C'est la belle époque, surtout pour ceux qui, comme moi, vont avoir 20 ans.

Pour la première fois je sorts du Pays et je "monte" à Paris, subir les examens de Normale après ceux de l'X. J'opte pour l'X, et le 1° octobre 1900 j'entre dans cette prestigieuse Ecole.

J'ai le sentiment d'y avoir appris avec la Science abstraite, la discipline du coeur, de l'esprit et de la discipline tout court.

Certes elle n'a pas que des vertus. Ceux qui la critiquent en pensent je crois bien moins de mal qu'ils n'en disent, car j'en connais beaucoup qui ambitionnent d'y voir entrer leur fils. C'est pourquoi je l'ai qualifiée de prestigieuse.

Le bagage qu'elle délivre n'est pas complet. Il y manque ce qu'ajoutent les Ecoles d'Application. Il y manque surtout le précieux apport de la formation littéraire et philosophique où s'apprennent le bien parler et le bien écrire, où sont abordés, au moins par leur histoire, les problèmes de l'homme, l'évolution de sa pensée et de la civilisation.

 

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Une longue carrière m'a apporté comme à tout le monde son lot habituel de satisfactions et de déceptions, délestant des illusions, tempérant les enthousiasmes, trempant le coeur contre les tribulations.

Le dur apprentissage que j'ai dû faire en entrant, dés ma sortie de l'X, directement dans l'industrie m'a fait vivre et comprendre les ambitions et les contraintes qui s'affrontent tout au long de la hiérarchie industrielle dont j'ai gravi tous les échelons.

L'empreinte du moule dans lequel j'ai été pressé jusqu'à mon entrée dans la vie active a gardé cependant sa forme première; les dessins en ont été ravivés par un retour au pays natal, où de 1920 à 1924, j'ai été sous-directeur de la Compagnie des Forges d'Alès.

 

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Le commerce avec les Mathématiques a imprimé à mon raisonnement une rigueur et une sécheresse excessives, mais j'ai acquis à l'X, l'école la plus démocratique du monde, l'esprit de discipline, l'amour de la justice et de la liberté.

La lacune littéraire et philosophique m'a privé du levain qui élargit l'horizon de la Pensée et en perfectionne l'expression, mais au contact permanent avec l'ouvrier, particulièrement intime au cours de mon apprentissage, j'ai appris à respecter la dignité individuelle, seule voie vers la solidarité humaine et la conjugaison des efforts.

La double appartenance confessionnelle de mon ascendance m'a placé entre deux pôles pour m'incliner, en fin d'analyse, vers la tolérance et le rapprochement.

Et, empreinte indélébile, cévenol et provençal, alésien. Celui-ci tire sa vigueur du climat sévère de la montagne, son souffle, de la rude caresse du Mistral, son optimisme, de la chaleur du soleil.

"Ta flama da nous grasiho".

Exubérant parfois et parfois taciturne, calme d'abord et tout à coup explosif. Rien de faux ni d'hypocrite dans ce comportement; insouciant peut-être, impulsif quelquefois, mais sincère toujours.

 

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Comment ne serais je pas émerveillé par la splendeur du monde moderne, malgré mon désarroi?

Ce qui me choque et parfois m'indigne c'est la démesure qui révolutionne; la soif de faire neuf, fut ce déraisonnable; excès qui payent leur vanité par les tâtonnements qui s'ensuivent; c'est ce besoin d'aller de l'avant toujours plus fort au mépris de la réflexion nécessaire; c'est l'emploi subtil du mensonge avant de libérer et dénuder la vérité; c'est l'ingratitude et l'irrévérence pour le Passé, responsable sans doute de ses erreurs, mais artisan surtout de beautés impérissables dans l'ordre matériel et dans l'ordre moral; c'est l'erreur, véritable trahison, de sacrifier le Présent à l'Avenir.

Mais ce qui m'enthousiasme ce sont les prodigieuses découvertes et leurs applications insoupçonnées; ce qui me rassure c'est l'apparition d'indices réconfortants, l'élévation du niveau de vie, le combat qui s'amorce contre la misère, élément de désordre.

Est-ce générosité du coeur, crainte du pire, espoir de profit? Qu'importe, la graine est semée. L'humanité prend conscience de sa destinée.

Ce qui m'émeut c'est le bouillonnement de la jeunesse, avide de liberté et d'indépendance, éprise de vitesse dont le vent attise sa flamme.

Avec l'humanité tout entière, cette jeunesse a mûri. Cette maturité dépasse de beaucoup la nôtre, quand nous avions son âge.

C'est un motif pour nous d'avoir pour elle plus de sollicitude et de confiance que jamais.

Mais la jeunesse passe, las ardeurs s'assagissent; une autre la remplacera bientôt. Nos jeunes d'aujourd'hui seront alors ce que sont leurs aînés. N'est-ce pas un motif pour eux de modérer leur impatience ?

Notre monde est fait de contradictions et de divergences. Nos passions humaines ne s'apaiseront pas. Ne sont-elles pas le ferment nécessaire ? Si nous étions tous des saints, il n'y aurait plus de vertu. Cependant tout milite en faveur de notre ascension dans l'ordre moral. C'est dans la fraternité, la compréhension de la solidarité et dans la mesure que se créera l'ambiance et se trouveront les moyens de satisfaire à l'éternelle et légitime ambition de l'homme : le bonheur.

 

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J'ai eu récemment l'occasion de feuilleter la nouvelle édition qui vient de paraître des "Propos sur le bonheur" d'Alain ce professeur de philosophie, à la mémoire de qui ses nombreux élèves ont voué un véritable culte d'admiration et d'affectueux respect, et j'y ai trouvé un passage où le philosophe s'attaque à la méditation.

Rappelant cette Société du Renoncement dont les membres ne devaient penser ni à l'Avenir ni au Passé, il dit :

"Cette règle autant qu'on peut la suivre est bonne. Mais pour qu'on puisse la suivre il faut que les mains et les yeux soient occupés. Percevoir et agir voilà les vrais remèdes. Au contraire si on se tourne les pouces, on tombe bientôt dans la crainte et le regret. La pensée est une sorte de jeu qui n'est pas toujours très sain. C'est pourquoi le grand Jean Jacques a écrit : "L'homme qui médite est un animal dépravé".

Et je rapprocherais ce mot cruel de Rousseau de ceux-ci qui sont de Carlyle :

"Un homme doit employer la première partie de sa vie à parler avec les morts, la deuxième avec les vivants et la troisième à s'entretenir avec lui-même."

J'avais depuis longtemps inscrit sur mes tablettes la pensée de Carlyle et je la citais volontiers, puis quand j'ai pris, il y a dix ans, ma retraite, je l'ai très mal appliquée, cherchant à m'accrocher au commerce avec les vivants aussi bien d'ailleurs qu'à reprendre le dialogue avec les morts.

Le coup de caveçon de Rousseau me confirme dans cette attitude. Ce serait faire injure à la destinée, qui prolonge mon sursis, de me replier sur moi-même. Et c'est la sagesse.

Je voudrais ajouter encore quelques mots qui complètent cette confession.

 

Il me souvient, c'était vers notre soixantaine,

A l'occasion d'un an qui venait de finir,

J'avais confectionné d'une plume incertaine

Quelques couplets sur l'avenir.

 

Or je disais : savourons des heures qui passent

Ce que sans vanterie on en peut retenir

Sans qu'orgueilleux et vains nos désirs nous dépassent

C'est le secret de bien vieillir.

 

Et vingt ans ont passé ! c'est peu ce qui nous reste !

Mais il faut, jusqu'au bout profiter de ce peu

Pourvu qu'on soit prudent, pourvu qu'on soit modeste,

Ne voulant que ce que l'on peut.

 

Et nous, mes vieux amis, comme rétrécis,

Conservons, inviolés dans notre décadence

Les seuls biens qui jamais ne seront accourcis

Le Souvenir et l'Espérance.

(Vers les années 1965)