Société Amicale de Secours

 

Mes chers Camarades,

 

Notre Assemblée Générale annuelle est l'occasion pour de nombreux camarades de marquer leur attachement à notre vieille Société Amicale de Secours.

La solennité en est affirmée par l'éminente personnalité qui la préside: savant, grand commis de l'Etat, illustre militaire.

Tel n'est pas le cas aujourd'hui; c'est pourquoi antique chevronné mais cocon moyen, je suis très ému et un peu écrasé par l'honneur qui m'échoit.

Cet honneur je le dois à la confiance de notre Comité et à l'amitié de notre cher Président CAQUOT: je leur exprime de tout mon coeur ma vive gratitude et je m'efforcerai de ne pas décevoir leurs sentiments à mon égard.

Mon propos sera celui d'un octogénaire confirmé qui n'a plus qu'à méditer, et la méditation, trop souvent repliée sur elle-même, ne peut que se dessécher. J'espère donc que votre bienveillance m'est acquise.

Je n'en abuserai pas, car le programme chargé de cette journée exige que ce propos soit court.

 

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Le 21 janvier 1900, l'année de mon entrée à l'Ecole notre 33° assemblée était présidée par le Général de division d'Artillerie, baron BOISSONNET, de la promotion 1830. Il avait 90 ans.Cette confraternité de vétusté, dans l'accomplissement d'une même mission, a éveillé ma curiosité et j'ai recherché l'allocution de notre vénérable antique.

Je n'y ai pas seulement retrouvé le ton qu'il convient d'adopter et la tolérance qu'il faut pratiquer pour racheter l'antiquité, mais aussi deux témoignages qui méritent d'être rappelés.

"Un souvenir qui ne sera pas sans à propos dans les temps agités d'aujourd'hui, dit-il, est celui du grand exemple de sagesse donné par les Elèves au moment des troubles du commencement de 1831 et du service signalé qu'ils ont rendu au Gouvernement et à la France en contribuant, grâce à leur très grande popularité, à calmer le peuple de Paris, furieux et déchaîné,...

... J'entends encore... le major de nos anciens, haranguant le peuple, aux côtés d'Odilon Barrot, du haut du péristyle de l'Odéon, et le suppliant de ne pas déshonorer sa victoire par de sauvages représailles contre les vaincus."

Précieux témoignage de la tradition polytechnicienne qui n'a pas changé.

 

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Plus loin se référant au début de sa carrière, le Général Boissonnet poursuit:

"Enfin j'ai encore pensé que, par suite de mon très long séjour en Algérie, je pourrais comme témoin de ces temps, déjà anciens, évoquer le souvenir des services rendus par nos camarades, principalement dans la période de 1830 à 1848, où la vaillance des Arabes, secondée par le génie et la persévérance de leur émir Abd-el-Kader, a opposé si longtemps une résistance opiniâtre à nos armes. Pas une pierre n'a été posée, pas une route tracée, que ce ne fut par nos camarades du Génie. L'Artillerie, elle aussi a pris une part considérable aux travaux de ces premiers temps, notamment en établissant les ponts nécessaires aux armées et au commerce."

Et le Général Boissonnet précise:

"Mais un point particulier que je désire mettre en lumière, c'est la participation considérable de nos camarades au commandement et à l'administration des indigènes."

Cet émouvant témoignage n'appelle que le recueillement.

 

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Depuis que le Général Boissonnet, se reportant 70 années en arrière, rappelait ces souvenirs, si vieux déjà pour lui, 62 ans ont passé:

Magnifiques et affreux!

Le bien comme le mal ont fait des progrès parallèles. De toutes les Ïuvres grandioses, de toutes les destructions terrifiantes, du génie et de la démence des hommes je ne vous dirai rien de plus.

Je ne retiendrai que ce qui me paraît avoir fait défaut. Si ces lacunes avaient été comblées, le bien qui l'emporte cependant sur le mal, eût été, sans nul doute, meilleur.

Il ne s'agit pas d'une vaine critique: de solides compétences et de sincères bonnes volontés se sont employées, avec dévouement et persévérance, à résoudre, au fil des événements, tant de problèmes difficiles.

Mais la nature humaine est pétrie de passions dont l'élan est fécond mais parfois déraille; les intérêts particuliers, dans une perspective à court terme, ne sont plus des moteurs, mais des freins.

De surcroît, ces réflexions sont essentiellement personnelles, recueillies dans mon champ, naturellement limité.

 

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Au cours d'une longue carrière industrielle, puis d'une post-carrière à travers le labyrinthe des associations d'ingénieurs français et européens, j'ai connu les péripéties de la vie de l'entreprise, apprécié la valeur, le rôle, l'ambition de l'ingénieur, les moyens de les accorder et de les promouvoir.

J'ai regretté, ici et là, l'absence d'une compréhension réciproque, la vanité d'un appel à la conjugaison des efforts, la stérilité des rivalités sans fondement l'inconscience d'une solidarité pourtant inéluctable.

La deuxième guerre mondiale et le développement inouï des connaissances qu'elle a accélérées, ont détruit, bouleversé, exacerbé, exigé.

Notre pays devait relever ses ruines, rattraper le temps perdu, reconquérir sa place.

Tous les problèmes se sont présentés à la fois; ceux qu'on connaissait ont rebondi avec une acuité nouvelle, d'autres ont surgi qu'on pouvait prévoir , d'autres imprévisibles.

Problème social, toujours à l'ordre du jour, mais souvent abordé dans une optique trop étroite.

Luttes syndicales où chacun exerce légitimement sa vocation de défense mais ne réussit pas et ne cherche pas à s'accorder vers un but commun.

Pressions financières et fiscales, à dissonances permanentes, aggravées par la chute de la monnaie.

Regroupements avec leur cortège de rivalités inévitables, dans une ambiance où l'âme de l'entreprise a quelque peine à se retrouver.

Techniques à mettre à jour, études, fabrications à mettre en Ïuvre. Réforme de l'enseignement, accroissement de nos effectifs d'encadrement, décentralisation, promotion sociale.

Nos associations d'ingénieurs, naturellement intéressées, manifestaient le désir de faire entendre leur voix et d'accroître leur audience.

Cependant que, nouveaux soucis, graves et douloureux, la soif d'indépendance sévissait partout et s'impatientait.

 

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Malgré leur nombre et leur importance, tous ces problèmes ont été simultanément et de tous côtés abordés.

Tant d'organismes y sont mêlés, tant d'intérêts s'y affrontent, tant de points de vue divergent qu'i faudrait de multiples liaisons non seulement pour coordonner l'action quand il se peut, mais simplement pour que l'on se comprenne.

Nous sommes à un tournant de l'histoire de l'humanité tragiquement anxieuse, entre la crainte et l'espérance.

L'effort collectif devient la loi parce que l'intérêt de la collectivité devient le but; mais si l'asservissement de l'individu devait en être la rançon, l'homme ne serait plus un jour que le soldat ou l'ouvrier anonyme de la servitude ou de la termitière, ce qui n'est ni dans sa nature, ni dans son destin.

Une autre perspective nous est offerte, qui purifie tout, il est vrai, l'anéantissement.

On ne peut pas changer la nature du moins peut-on essayer de l'adapter pour permettre à l'homme de remplir toute sa mission.

Laisserons-nous l'évolution se faire contre nous-mêmes ?

Y verrons-nous clair assez vite, assez loin ?

J'ai lu au début de l'année un livre que vous connaissez tous, j'imagine, car l'une de ses deux signatures est pour nous particulièrement attractive.

C'est "Le plaidoyer pour l'avenir" de Louis Armand et Michel Drancourt. Je l'ai relu en me préparant à cette séance.

L'avant-propos est de la plume de notre grand camarade; je me permets d'en citer un extrait.

"Il s'agit, dit Louis Armand, de propos énoncés dans diverses conférences, dans divers milieux, écoles, cercles d'ingénieurs, d'économistes, plus pour faire réfléchir que pour instruire... classés et enchaînés de façon très souple qui permet de montrer:

- que nous vivons une période où s'opère une véritable mutation des sociétés humaines, de la civilisation sous l'effet du développement scientifique.

- que cette évolution étant irréversible, toute résistance est inutile et conduit simplement à des combats d'arrière-garde sans grandeur entraînant une complexité croissante des structures qui ne veulent pas accepter la mutation, et une désaffection de la jeunesse qui cependant comme les précédentes ne demanderait qu'à être engagée.

Ce classement des causes et les conséquences qu'on en tire se traduisent par des impératifs... des commandements... en dehors desquels il n'y a pas d'avenir brillant.

Pour les dégager, il suffit d'un éclairage, délibérément dirigé vers l'avenir. Comme les phares d'une automobile doivent avoir une portée d'autant plus grande que la vitesse est plus grande, les sociétés doivent être d'autant prospectives que les réalisations technico-scientifiques accélèrent leur marche."

 

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Vous trouverez dans ce livre l'histoire de l'évolution industrielle, des chiffres et des courbes soulignant dans tous les domaines l'accélération du progrès et la probabilité de sa permanence, la démonstration d'une révision nécessaire de nos conceptions, les raisons de conserver du passé les éléments moteurs essentiels, les moyens d'y aboutir par une organisation, une information, une formation continues.

Ce ne sont pas des recettes qu'en tirent les auteurs, mais une orientation et un appel vers des critiques, des études approfondies. nous avons tous, et particulièrement dans cette école le devoir d'y participer.

Je ne me hasarderai pas à d'autres commentaires qui sortiraient d'ailleurs du cadre que je me suis fixé. C'est à la source même qu'il faut s'abreuver. Ce que je veux dire simplement c'est que ces substantielles pages ont précisé des idées que je ne m'exprimais qu'imparfaitement moi-même; et qu'elles éclaircissent l'avenir d'une lueur d'espérance.

En prononçant ces deux mots c'est vers vous que je me tourne, mes jeunes Camarades et spécialement vers ceux qui dans quelques semaines sortiront de l'Ecole, car vous êtes l'avenir en puissance et c'est en vous que nous mettons notre espoir.

 

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Votre génération a sur celles qui la précèdent d'incontestables privilèges:

- Sa flamme est avivée par le souffle de la vitesse, cependant la violence du vent nous paraît parfois un peu forte.

- Son bagage a suivi l'accroissement des connaissances humaines, il est plus complet.

- Elle a plus de maturité car l'humanité tout entière a mûri à travers les épreuves du dernier demi-siècle.

Un arrière grand père ébloui, déconcerté, démuni serait bien téméraire de se poser en mentor.

Notre Ecole m'a offert, comme à tous ceux qui y sont passés depuis 168 ans, les mêmes armes intellectuelles et morales, le même esprit de disciplines sous toutes ses formes, le même désir de bien servir. Ce sont là entre nous des affinités ineffaçables, renforcées pour moi, par des liens familiaux: cette assemblée est ouverte à un fils et à un gendre, à un petit fils et à quelques neveux.

Au lendemain de votre sortie de l'Ecole, vous éprouverez pour elle un sentiment de gratitude qui s'amplifiera avec l'âge. C'est là l'un des plus puissants levains de notre solidarité.

Je m'adresse donc à vous au nom de ces multiples sentiments: en aïeul qui vous fait confiance, en camarade que vous comprenez à demi-mot.

 

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Nous sommes fiers à juste titre de ce que nous emportons d'ici. N'en concevons pas trop d'orgueil: nous ne sommes qu'une partie de l'élite de la Nation.

On nous a gratifié d'un diplôme d'ingénieur.

Je n'ai pas l'impression qu'il ajoute quoi que ce soit à celui d'ancien élève de l'Ecole Polytechnique. Ce titre a permis cependant à notre association d'être membre de la Fédération des Ingénieurs diplômés. J'en ai été le Président. En cette qualité j'ai fait partie du Comité de Direction de la Fédération européenne des associations d'ingénieurs. J'en ai apprécié l'excellente ambiance. Seize pays, sans l'Angleterre ni la Russie mais avec la Yougoslavie y sont représentés. La Fédération européenne a su conquérir l'audience du Marché commun, de l'Euratom, de l'OCDE. Chacun de ses membres étant animé d'un esprit constructif. Elle apportera un concours efficace à l'édification de l'Europe, notre sauvegarde et notre salut. C'est grâce à notre titre d'ingénieur que nous avons pu suivre tous ces travaux, participer activement à la création du Conseil National des Ingénieurs Français.

Mais en vérité l'Ecole Polytechnique ne forme pas des ingénieurs. Elle en préforme. C'est l'école d'application qui fait le reste.

Il manque quelque chose au départ, quand on n'y passe pas; j'en parle avec assurance puisque je suis moi-même entré directement dans l'industrie.

Bien sûr nous l'apprendrons sur le tas dans le secteur qui nous échoit, mais cela demande de longs et patients efforts qui ne comblent pas toujours toutes les lacunes.

Il y a des cas où le passage par l'école d'application ne s'impose pas, mais je conseille d'y passer, même comme élève libre si l'on obtient pas un poste d'Etat de son choix.

De toute façon vous serez des chefs et vous aurez des chefs.

Je ne crois pas qu'il soit difficile pour un ancien X de faire preuve d'une discipline intelligente : il sait obéir.

Il est moins simple d'être un vrai chef.

Un chef ne peut rien sans la confiance de son équipe. Méritez cette confiance. L'autorité peut s'imposer (alors elle change de nom); la confiance jamais. Où prend elle sa source?

Dans vos connaissances, bien sûr, mais n'en faites pas état elles s'affirment dans les faits. Ce qui compte c'est votre comportement vis à vis de vos subordonnés: respect de leur dignité; sens de l'humain, maîtrise de soi, exemple; vis à vis de vous-même, jugement, courage moral, probité intellectuelle.

Tout cela on vous l'a déjà dit, mieux que moi, on ne saurait trop cependant le répéter.

 

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Vous avez le légitime désir de mettre à profit très vite tout ce que vous offre le progrès. Je reconnais que votre minimum vital est beaucoup plus élevé que le nôtre, à égalité de valeur du franc, bien entendu.

Vous souhaitez fonder rapidement un foyer: c'est un bienfait à tous égards, mais c'est une charge.

Il est donc naturel que dés le départ la meilleure rémunération vous attire. Mais il faut tout mettre en balance.

Il faut réfléchir et peser toutes les conséquences de votre décision. Je crois aujourd'hui que ce n'est pas l'élément déterminant. Je reconnais cependant qu'il y a 60 ans il m'a déterminé. A vous de juger.

J'en aurai fini quand je vous aurai dit la part que vous devez prendre à l'évolution qui se précipite.

Elle exige que vous soyez à l'avant-garde.

Soyez modestes, mais conscients de vos moyens.

Votre place dans les élites de la Nation réclame de vous l'exemple.

Il faut vous pénétrer de cette vérité que si les diplômes certifient le franchissement de certaines barrières, ils ne peuvent constituer autre chose qu'un préjugé favorable.

Ces parchemins eux-mêmes cessent d'être classés entr'eux le long d'une échelle rigide. La difficulté de les obtenir est sans doute un critère; l'efficacité de la formation qu'ils garantissent dans la réalité de la vie en est un autre.

C'est une réforme profonde de nos conceptions qu'il faut entreprendre. Vous vous devez de la favoriser.

Vous serez sans pitié pour ceux qui ne peuvent pas se dégager des vieilles lunes, mais attentifs à retenir de l'héritage du passé tout ce qui est susceptible de fortifier et d'embellir le futur.

C'est dans ce souci de relier entr'elles toutes nos promotions, toutes les générations que j'ai évoqué de très vieux souvenirs au début de mon propos.

C'est dans ce même esprit que je voudrais conclure en prenant à mon compte la citation qui terminait l'allocution du Général Boissonnet :

"Le présent si court pour chacun de nous, s'allonge et s'étend dans le passé par le respect qu'en ont les jeunes gens et dans l'avenir par la joie intelligente qu'en ont les vieillards, puisqu'il appartiendra à leurs enfants." (Marc Girardin)