La Corse

Avril 1938

Papa, Maman et Bernadette


Bastia, 20 avril


Aujourd’hui mercredi 20 avril premières heures de véritables loisirs.
Depuis cinq jours en Corse on peut essayer de résumer les impressions et de noter les principales étapes de ce court voyage. Du point de vue touristique le pays que nous venons de parcourir, un peu trop vite peut-être, et sans contestation admirable. La variété de ses sites, qui changent brusquement, tient constamment en éveil la curiosité du voyageur. Avant qu’on ait eu le temps de lasser son admiration, le décor change et un autre aspect le sollicite. C’est le défaut de l’auto. Le car n’y échappe pas, bien que la vitesse soit plus lente. Il faudrait pouvoir s’arrêter, parcourir certaines régions à petites étapes. N’est-ce pas là d’ailleurs le meilleur témoignage qu’on puisse donner au pittoresque de ce beau pays que de désirer le revoir plus lentement.
Du point de la race, les enfants nombreux respirent la santé. On ne rencontre pas ici ces êtres dégénérés, qu’on voit trop souvent dans certaines régions de France. L’espèce est solide et saine.
On a là partout les récits de l’hospitalité de l’habitant. Cette hospitalité est unanime. elle s’accompagne dans la tenue générale d’une certaine dignité, d’un certain orgueil qui plaisent. Hier soir à Calvi à 23 heures, une de nos compagnes de voyage cherchait un logis. A cette heure tardive, un unique passant accosté, la pilote, l’aide à trouver la chambre nécessaire, et lui déclarait qu’il la logerait plutôt chez lui que de la laisser en peine et sans abri.
Le climat en ce début de printemps est doux, mais l’air est frais. L’ardeur du soleil laisse présager des étés brûlants, mais la brise de mer activée par les découpures de la montagne doit cependant la tempérer heureusement.

Mercredi dernier 13 avril nous nous demandions encore si le voyage tout préparé pourrait se faire. Mais dés le matin la lecture des journaux marquait dans les grèves de la métallurgie parisienne une détente favorable. Nous décidions de partir. Le docteur Verdier nous avait laissés espérer qu’il se joindrait peut-être à nous. Il n’a plus rien fait savoir. Un coup de téléphone m’apprend qu’il prend ce soir à 20h55 pour Nice le même train que nous. On boucle les valises, et dans les dernières minutes le béret basque, choisi comme unique coiffure, disparaît. Impossible de mettre la main dessus, mystère et prestidigitation. Il est resté accroché à quelque patère. Chapeau gris. Taxi. Du monde à la gare de Lyon. Les hésitants se sont décidés comme nous. Le train est complet. Couchettes de seconde, très convenables. Un inconnu fait le quatrième à l’étage. Le docteur Verdier est arrivé en avance, contre tout pronostic. Il est notre voisin dans une couchette de première. Il n’a rien arrêté pour son voyage en Corse. Il en délibera avec Mme Verdier et nous dira à Nice leur commune décision. Bonne nuit, rafraîchie par une glace entr’ouverte. Il fait beau, un peu frais et brumeux.
Nous laissons Verdier à Cannes, nanti de notre propre programme et nous arrivons à Nice vers midi (jeudi) avec une bonne demi-heure de retard. L’aspect de la côte n’a pas la coloration habituelle; le soleil et trop pâle. Renseignements au Syndicat d’Initiative, et voiture hippomobile pour l’hôtel Félix Faure. Installation: bonnes chambres. Déjeuner à la Maison Rouge, bouillabaisse. L’après-midi, courte visite en car à Monte-Carlo. Thé au Café de Paris. Bernadette aurait voulu voir les salles de jeu. Nous ne tentons pas une démarche inutile. Retour à Nice, dîner dans une brasserie d’allure simple: excellente soupe à l’oignon gratinée. Une heure dans un cinéac. Rentré à l’hôtel.
Nice me déçoit toujours un peu. Cette villégiature de luxe, d’ailleurs un peu délaissée par nos hôtes étrangers, à la suite de trop d’incidents sociaux, n’affiche pas une tenue de premier ordre. Les magasins n’ont pas cette allure brillante qu’on croirait trouver ici. La belle végétation du midi n’apparaît que dans la campagne. Nice me déçoit toujours un peu.
Le Pascal Paoli doit nous transporter vers la Corse: départ vendredi à 10 heures. En embarquant, nous retrouvons cet excellent Faille, qui revient de Tunis par Marseille. Il s’offre avec sa femme un bon mois de vacances. Ils séjournent à Nice jusqu’à la fin du mois. Nous bavardons longuement, car le départ est retardé par l’attente de la Poste qui ne vient pas. Les troubles de Tunis ne les ont pas particulièrement gênés. Mais Faille rapporte l’impression que nous avons vraiment trop négligé notre métier de colons dans ce protectorat.
La cloche sonne, on démarre. Le bateau est archi plein. Le 29e Congrès universitaire fait un appoint de 70 passagers; il y en a de tous les points de la France, de la Belgique, et même de l’Afrique du Nord. Le chef de l’expédition arbore très dignement une jaquette et un melon. Il se démène avec activité. Beaucoup d’autres passagers répartis en 1er, 2e, 3e et 4e. Le Petit Marseillais du 20 avril que nous avons trouvé à Bastia nous apprend que le Pascal Paoli a débarqué à Ajaccio 431 passagers et 208 tonnes de marchandises.
Notre billet d’aller ne comporte pas de cabine. Ce détail m’a échappé. C’est évidemment peu utile, sauf en cas de mal de mer pour pouvoir s’allonger. Aimablement, le préposé au contrôle nous en attribue une, son pointage une fois fait. La mer est belle; jusqu’à deux ne heurte aucun roulis. L’après-midi nous apporte un peu de houle, mais il y a très peu de malades, et aucun de nous trois ne l’est. Le retard au départ ne se rattrape pas. On ne peut s’en plaindre, car il fait particulièrement bon sur le pont arrière, et ce retard n’aura pas d’autre inconvénient que de nous faire débarquer à Ajaccio à la nuit noire.
Ce temps magnifique nous a permis de déjeuner avec un profit maximum. Mais les universitaires qui se sont attardés au premier service ne nous ont pas laissé grand-chose. Le personnel se démène et satisfait comme il peut à nos réclamations. A notre table trois jeunes pensionnaires d’un couvent de Nice vont passer leurs vacances de Pâques dans leur famille en Corse. L’une d’elles est particulièrement exubérante. Elle nous raconte que la Directrice lui a confisqué un carnet sur lequel elle notait ses impressions et un cahier de caricatures. Ce fut un drame. Nous apprenons ainsi que leur professeur de latin qui les prépare au bachot très prochain, s’appelle Fiacre, qu’il a soixante-dix ans, qu’il est chauve, qu’il porte l’été un pantalon blanc et qu’il déclare ses élèves “inéducables”. Heureuse jeunesse méridionale! Nous ne les avons plus revues après déjeuner, et n’avons retrouvé que l’une d’elles, Paule, qui voyageait avec ses parents. La bousculade du débarquement nous a rapprochés un instant.
A peine l’accostage fait, qu’une nuée de commissionnaires obstrue l’unique sortie des premières et c’est avec peine que nous nous frayons un passage jusqu’’à l’autobus de l’hôtel Continental. A noter qu’on peut ne pas se presser pour débarquer, à la condition, dans une période de vacances, d’avoir retenu sa chambre.
Des passagers, qui ne reculent pas devant l’imprévu, demandent en vain aux voitures des hôtels s’il reste quelque logis. Il n’y a rien. Ils se débrouillent pourtant: en particulier, une dame, coiffée d’un gros chignon sur la nuque et sur le front des cheveux tirés fortement en arrière. Elle voyage avec son mari, un grand maigre, qui suit docilement, car c’est elle qui a le commandement. Une amie quelconque complète le trio. Beaucoup d’étrangers notamment anglais qui ne s’étonnent de rien et conservent leur flegme traditionnel. Dîner tardif, et prise de possession de nos chambres, 68 et 69 dans l’annexe.
Samedi matin, rien au programme que la visite de la ville. La maison de Napoléon, le tour des quais. Le temps nous manque pour monter au belvédère. L’après-midi comporte la première excursion: le circuit des maquis; broussailles hautes ne laissant apparaître aucun sentier. Il est évidemment facile de se dissimuler dans ce maquis. Ce n’est pas dans cette région que vécut le célèbre Bellacoccia et ses trois femmes. C’est dans la Pentica près de Bocognano. Nous y passerons plus tard en chemin de fer. Tout au long de la montée, belles échappées sur la baie d’Ajaccio dont l’ensemble, vu de haut, est particulièrement séduisant. On atteint Coti Chiavari, hameau où l’on fait une courte halte. On redescend par le pénitencier, abandonné et à demi ruiné. Les prisonniers avaient là un séjour fort agréable, sauf en cellule. On a utilisé ce pénitencier pendant la guerre pour y loger des boches. Le domaine a été racheté par un particulier qui ne paraît pas en tirer un important parti. Courte promenade en rentrant, à la recherche d’une église pour la messe de demain, dimanche de Pâques. Reconnu le Sacré Coeur vers le nord-ouest de la ville quartier en transformation. Mais les villas anciennes ne sont pas bien entretenues, l’aspect est un peu délabré. Manque-t-on d’argent, c’est probable? Certaines fortunes se sont-elles, ici comme ailleurs, fondues?
Le Congrès universitaire continue à être encombrant. Il donne un soir un grand banquet. Mais les craintes que nous pourrions avoir de percevoir les échos de leur manifestation sont vaines, et ils ne nous empêcheront pas de dormir.
Le beau temps frais continue, mais malgré l’heure matinale où nous nous levons, il fait bon. A 8 heures départ pour le circuit du Sud. La route est longue, les montées sont sévères, nous les retrouvons partout, mais la vue magnifique et constamment renouvelée compense les inconvénients. Olmetto nous apparaît subitement au détour d’une pointe. Sa situation est pittoresque. On aperçoit en bas le fond de la baie de Propriano, que nous traverserons peu après. Un cimetière original est campé sur un mamelon qui s’avance vers l’eau bleue. Propiano est le port d’embarquement de Sartène où nous allons grimper maintenant. Nous y arrivons passé midi. Sur la place de l’église, tous les indigènes attendent le déjeuner vêtus de leurs habits du dimanche. Quelques gamins nous saluent le poing levé. En route vers Bonifacio.
Nous déjeunerons avec une heure de retard au restaurant de la Pergola, à l’entrée de la ville. L’ancien patron de ce restaurant a une réputation grivoise. Il accueillait volontiers les dames, et manifestait de diverses manières son admiration. Petits attouchements du pied, frôlements de mains bien placés. Ce “Costa” ou “Da Costa” a maintenant pris sa retraite, et certaines dames en sont, dit-on, déçues.
Bonifacio est toute blanche. Perchée, vigilante sur son soc elle regarde la Sardaigne qui s’estompe aujourd’hui dans la brume. Les environs sont secs et rocheux. Bien qu’à l’extrême sud on eût espéré plus de végétation, l’aridité du sol s’y oppose. Le séjour doit y être sévère et brûlant. Un aimable habitant, ancien cheminot de l’Etat, bous invite à jeter un coup d’oeil de la fenêtre de son arrière-boutique qui paraît creusée dans le rocher. Elle donne sur la falaise qui descend à pic jusqu’à la mer, cinquante mètres au moins plus bas. Cet amène en profite pour nous vendre des cartes postales avec 100% de bénéfice. C’est la rançon qu’il faut payer de belle humeur.
Nous filons sur Porto Vecchio; le guide nous affirme que c’est le plus beau port de la Corse. Il est en effet merveilleusement découpé, autant et plus que tous ceux de la côte occidentale. Mais il n’est pas beau. Le temps d’ailleurs fraîchit et nous remontons vivement en voiture pour aborder, après quelques 2 ou 3 kilomètres de palier, la dure remontée de l’Ospedale; magnifique forêt où les pins dominent. Des amas de rochers émergent ici et là, et l’on a constamment vers l’arrière des vues splendides sur la mer. Mais le temps se gâte. De gros amas de brume s’accrochent aux sommets. Quelques gouttes de pluie sans gravité, mais le panorama s’estompe dans le brouillard.
Arrêt à l’Ospedale dont presque toutes les maisons sont vides. L’Ospedale est le séjour d’été des habitants de Porto-vecchio, qui fuient à la saison chaude la malaria qui sévit chaque année. Deux ou trois propriétés en contrebas du village ont été construites par des amis de la solitude. On y rêve sûrement sans aucun gêneur. Nous sommes à 1.000 mètres d’altitude que nous avons atteint sur 20 kilomètres en partant de la mer. Nous touchons vers 19h30 l’étape du jour à Zonza (750 mètres environ). Zonza est au milieu d’un cirque de montagnes, abrité de tous côtés ; l’hôtel du Mouflon d’Or en dehors du village fait bonne figure. Style simple, chambres propres et nettes. Grande salle à manger et salon-fumoir de l’autre coté du vestibule.
Beaucoup de monde et nécessité de loger quelques retardataires chez l’habitant. La moitié du groupe universitaire a suivi le même circuit que nous, et contribue par ses 35 adhérents à l’encombrement général. Dîner quelconque, comme dans tous ces Corsotel et couché tôt, car l’on part demain de bonne heure pour le col de Bavella (1.240 mètres). Le temps s’est gâté vers la fin de l’après-midi, et malgré un ciel nettoyé que nous admirons dans la courte promenade que nous faisons après dîner le temps reste douteux.
Et c’est en effet avec de grosses masses de brumes qui se lèvent vers les hautes cimes en descendant le long des flancs que le panorama se présente à nous le matin. L’aspect fantastique du col de Bavella avec ses magnifiques aiguilles et sa croupe rebondie y perd certainement un peu de sa magnificence. Les pins parasols à l’aspect original peuvent encadrer que des cimes estompées. C’est cependant un spectacle exceptionnellement imposant, et c’est à mon avis l’un des plus beaux de ce voyage. Fâcheuse surprise, le neuvième film de mon Leica s’est décroché, et je ne puis le remplacer sans le perdre. Petit malheur, regrets tout de même. Après dix minutes d’admiration au col de Bavella nous contournons le massif rocheux que nous voyons ainsi sous tous ses aspects, et par des lacets et des lacets qui courent en corniche les uns après les autres nous dévalons à travers les forêts, remontons sur la pente d’en face, pour redescendre ensuite, franchissant des cols et perdant peu à peu de la hauteur, pour revenir au bord de la mer à Solenzara. Nous suivons une longue ligne droite de 15 kilomètres, en palier le long de la côte, que nous abandonnons à Ghisonaccia, pour aborder peu après vers l’ouest les défilés de l’Inzecca. Un torrent dans le fond à 150 mètres, une route qui se faufile en corniche à travers les rochers: ensemble très remarquable, rappel de choses vues dans les canons de l’Ardèche. Temps toujours gris, mais encore sans eau. Le car peut conserver ouverte sa capote. Demi-tour, et l’on file vers Vezzani, où nous arriverons avec la pluie.
Déjeuner corse, sous l’impulsion active d’une patronne très commerçante. Beignets du pays, jambon, saucisson, gros haricots bien cuits, rôtis de cabri, gâteau de Pâques corse qui a la contexture des “Minerve” d’Alès, mais sans glaçage. Le temps se brouille, on n’a plus de vues sur la vallée, et nous gagnons Vivario, car bien clos. Arrêt à la gare, où nous prendrons dans une heure le train pour Ajaccio. Vivario serait, à en croire un indigène qui nous interviewe, en mesure de faire une concurrence sincère à Vizzavona, mais les vivariens (?) ont trop peur, dit-il, de risquer leurs sous. Ce beau vieux nous fait un vibrant éloge de son village et de son pays, et nous nous serrons la main chaudement. Nous voici à la gare, le train qui serpente dans la montagne va de gauche à droite, de droite à gauche dans des zigzags très nombreux. On se demande, l’apercevant là-bas, beaucoup plus bas  quelle est sa direction; v-t-il à Corte, ou en revient-il? Le voilà pourtant qui atteint la gare, il est bien pour Ajaccio. Voiture-salon, bien disposée pour admirer le site. Le train d’ailleurs ne se presse pas. C’est aujourd’hui lundi de Pâques. Il y a foule dans les gares. Vizzavona, Bocagnono, on rajoute des voitures, il reste encore beaucoup de gens debout. Tout ça bavarde et manifeste avec quelque exubérance, mais sans grossièreté. La race conserve à n’en pas douter une certaine distinction. Ajaccio; une heure de retard. Voiture du Continental, et nous retrouvons notre hôtel. Personnel débordé, car il y a toujours beaucoup de monde. Nous sommes logés cette fois dans le bâtiment principal, une grande chambre au premier, une petite au second.
On retrouve des visages déjà vus. Si les circuits diffèrent, ils se recoupent plusieurs fois, et les gîtes d’étape sont en nombre limités. Couples d’anglais d’âge canonique qui restent calmes et dignes quoiqu’il arrive, trio passionné de belote, caravane d’anglais, etc. Aux touristes déjà vus, on dit un petit bonjour. Demain mardi, le départ n’aura lieu qu’à 9h30, alors que les deux jours précédents il fallait démarrer à 8h. Ce repos matinal prolongé sera certainement le bienvenu.

Nice 23 avril

Nous voici débarqués, à 6h précise, du Sampiero Corso. Le temps est frais, mais beau. Un taxi nous a ramenés à l’hôtel Félix Faure; bonnes chambres, bain réparateur, déjeuner réconfortant, coup de téléphone à Denain pour avoir des nouvelles, et en attendant que Madame et Mademoiselle qui ont repiqué un “roupillon” me rejoignent, je reprends le récit de notre voyage.
J’aurais pu le reprendre à bord du Sampiero, mais j’avais grand sommeil, les cabines étaient accueillantes et nous y avons tous remarquablement dormi. On a eu l’impression d’être un peu secoué, mais sans conséquence, et vers cinq heures, en vue de la côte de Nice la mer était calme et belle.
L’embarquement à Bastia s’est fait avec beaucoup d’ordre. On a fait timbrer son billet au bureau de la Compagnie Fraissinet, confié au portier les billets et les valises, bien entendu sans les fermer à clef, il s’est chargé de les faire visiter à la douane, car la visite se fait avant l’embarquement pour tabacs et alcools, et de les installer dans nos trois cabines.
Nous avons serré la main à nos amis, le couple anglais, que nous avons retrouvé le plus souvent. Lui certainement très âgé, marchant à petits pas précipités de vieillard, se levant avec peine, tout blanc bien entendu. Elle, plus jeune, forte et de cette gaîté enfantine bien britannique. Un énorme guide en main, elle ne cesse avant de partir en auto, en en descendant et tout au long de la route, d’en faire pour son mari une lecture consciencieuse. Celui-ci, raide comme la justice, regarde sans un mouvement ni un mot, par-dessus ses fortes lunettes, le paysage qui défile et que sa femme lui décrit avec toutes les références souhaitables. Nous les avions quittés à Vivaris et c’est sans eux que nous avons fait Ajaccio, Piana, Calvi, Bastia. Journée remarquable aussi bien pour la beauté de la route et du paysage aux étapes que par les péripéties qui l’ont marquée.
L’affluence des touristes a surpris ou débordé l’agence SNCF (ce sigle est inscrit sur toutes les voitures); et le titulaire du bureau d’Ajaccio nous annonce un car supplémentaire, tous les cars réguliers étant déjà partis. Il est 9h30 et ce car ne vient pas. Le voici enfin, vert et non plus café au lait ce qui est sans importance, mais d’aspect assez peu séduisant. Chauffeur débraillé, voiture usagée. Les préparatifs sont un peu inquiétants: bidon d’eau, bidons d’huile, le moteur paraît assoiffé. On démarre enfin vers 9h50, mais c’est pour s’arrêter près de la gare pour faire de l’essence; le car n’était donc pas prêt.
Vers 10 heures, on prend enfin la route, qui sans plus attendre se met à grimper. On va suivre la côte jusqu’à Piana, où l’on déjeunera, puis jusqu’à Calvi, gîte d’étape. On n’a pas atteint le dixième kilomètre que le car se refuse à monter. Le chauffeur s’active autour du moteur; il ne parle que corse et comprend difficilement le français; il est par suite difficile d’avoir une explication. Mais ses gestes sont révélateurs, le carburateur est bouché. démontage, soufflage, tripotage, remontage. Départ... et l’on fait 500 mètres. Nouveau refus du car et répétition de la manoeuvre. Le démontage est poussé un peu plus loin, le chauffeur souffle plus fort et plus longtemps dans la buse du gicleur, re-remontage. On démarre à nouveau, cette fois, ça y est, on est parti.
La route n’est pas très bonne, les côtes sont rudes, on perd beaucoup de temps; faut-il s’en plaindre, car le découpage de la côte est magnifique. La route tourne et retourne en corniche, dominant le ravin de 100 à 200 mètres. c’est un spectacle impressionnant. Le temps s’est remis au beau, la mer est bleue, les granits bruns et roses, la végétation sans culture comporte pas mal de broussailles, quelques pâtures, mettant ses notes vertes dans cette harmonie de couleurs. On arrive enfin à Piana avec une bonne heure de retard.
Le départ après déjeuner est retardé jusqu’à 15 heures.
Nous déjeunons au “Corsotel” de Piana dans une immense salle très largement vitrée qui domine le golfe de Porto et les rochers de granit rouge qui dégringolent vers la mer. Ce sont les calanches de Piana, bizarrement taillées, où l’on retrouve comme toujours (le guide l’affirme) des personnages ou des animaux fantastiques. A notre gauche le village de Piana entasse ses maisons claires et hautes que domine le clocher. Ces clochers ont en Corse la même forme caractéristique; un champignon élargi à la base, étiré vers le haut en une courte pointe coiffe la tour carré, largement ouverte sur ses quatre faces; la cloche de bronze brille au soleil à travers ces longues fenêtres.
Il y a tout à côté de ces rochers rouges, partout où la forêt a vaincu le roc, le contraste de la verdure. Ces belles couleurs et ces formes extraordinaires font la juste réputation des calanches qui sont, à la vérité, admirables.
Nos regards se sont repus de ce spectacle magnifique, mais nos estomacs se sont contentés d’un très médiocre déjeuner. Ce ne fut point là pourtant le seul avatar de cette journée. Les tribulations automobiles de la matinée allaient se répéter en s’aggravant singulièrement.
On commence par augmenter le retard en reculant de plus d’une demi heure le moment fixé pour le départ. Le chauffeur prétend n’avoir pas déjeuné pour aider au dépannage d’un car confrère, mais il n’a sûrement pas oublié de boire.
Après le golfe de Porto, la route devient monotone, et j’ai l’impression que le chauffeur a envie de dormir.
Les virages sont durs et toujours très nombreux. Le car dérape trois ou quatre fois dans ces virages. La route, il est vrai, est tout à fait mauvaise; de profondes ornières se creusent dans tous les tournants; cela eût justifié d’une vitesse plus lente. Que faire? Arrêter ces fantaisies par une observation. Cela n’aurait-il pas l’effet exactement contraire à notre désir.
Voici justement une brise fraîche qui se lève et qui va remettre d’aplomb notre conducteur. Mais il y a 80 à 90 kilomètres de Piana à Calvi et ces émotions vont persister. La route reste en corniche, mauvaise, surtout dans les tournants sévères. De temps à autre un peu de répit; on grimpe et comme le moteur n’est pas très nerveux on a l’impression d’une sécurité meilleure.
Nous n’avons pourtant pas tout vu et n’en sommes pas au bout de nos peines. Trente kilomètres avant Calvi, la voiture s’arrête obstinément comme le matin. Est-ce encore un nettoyage du carburateur? Il semble que ce soit plus grave; le réservoir principal est vide, mais il y a la nourrice de secours qui contient une vingtaine de litres. Malédiction! son tuyau de sortie est bouché. C’est alors une opération savante: le bidon d’eau, qu’on a utilisé plus d’une fois pour réparer les pertes d’un radiateur qui fuit, est soigneusement vidé, secoué pour en chasser la dernière goutte. A l’aide d’un tuyau de caoutchouc, le conducteur, qui paraît fort bien entraîné à cette singulière gymnastique, siphonne l’essence de la nourrice au bidon, puis vide le bidon dans le réservoir principal. L’amorçage opéré par aspiration est spécialement attrayant. Il faut le renouveler plusieurs fois et l’opérateur prend chaque fois une bonne lampée d’essence.
On repart enfin et l’on fait dix kilomètres. Nouvel arrêt. Sommes-nous à sec? Non pas, il reste du carburant dans la nourrice et l’opération recommence, agrémentée de divers perfectionnements: l’extrémité du tube de caoutchouc qui trempe dans l’essence est notamment munie d’un tuteur constitué par un bout de bois attaché à une ficelle. et l’on repart pour quelques kilomètres. Et l’on s’arrête une nouvelle fois, et on suce à chaque arrêt les dernières gouttes, il en reste toujours, de cette nourrice. Mais chaque alimentation nouvelle est naturellement plus réduite, et le bout de chemin acquis plus court.
A huit heures tout est consommé, il n’y a plus d’essence. Nous sommes à huit kilomètres de Calvi et il fait presque nuit noire. Les dernières lueurs du jour disparaissent vers la haute mer, et la lune qui n’est pas loin de son dernier quartier se lèvera beaucoup plus tard. aucune maison, aucune voiture sur cette route rigoureusement déserte.
Un premier groupe se décide à partir à pied. Il comprend les trois membres de la famille Lange; M. Seydoux, secrétaire général de l’Ecole des Scineces Politiques; M. Cassou, méridional cent pour cent, près de 70 ans, président du Syndicat des Pêcheurs au Saumon de Bayonne; deux femmes, petites, ni très belles ni très distinguées habitantes à Marseille, et une jeune fille prolongée, et de caractère assez indépendant pour avoir entrepris ce voyage en Corse toute seule.
Derrière, un autre groupe suivra; seule une dame, madame Dubreuil, école maternelle de Senlis, attendra le secours dans le car en panne. Mais il fait froid; les glaces ne pouvant se fermer, le système qui les remonte est cassé. Heureusement, le ciel est clair. La marche nous réchauffe, et malgré le désagrément d’aller dans la nuit toute noire, on se sent en meilleure sécurité que dans ce maudit car.
Une heure et demie de marche et nous voici à Calvi. comme nous abordons les premières maisons de la ville, un car de secours surgit. Nous l’arrêtons. La société des cars s’est décidée à partir à la rencontre de notre voiture qui devait arriver à Calvi à 18 heures si l’horaire avait été respecté! Il est près de 22 heures.
Mais on est arrivé et ces malheurs sont vite oubliés; on dîne de fort bon appétit.  Notre compagnon de route des sciences politiques qui a dîné à notre table est cousin du GénéralSilhol, ancien président des Mines de Bessiger. Il connaît beaucoup de Nîmois et il est même à demi enfant du Gard.
Le lendemain matin nous ne verrons pas Calvi; le départ pour Bastia, théoriquement à 8h30, sera bien retardé d’une heure; mais ce retard sera consacré à rédiger une réclamation collective, et à obtenir qu’on nous change chauffeur et car pour continuer la route.
Nous laissons à Calvi un couple d’anglais, qui a fait hier soir ses 8 kilomètres à pied, en pleine vaillance malgré son âge, l’institutrice de Senlis, le président de la pêche au saumon, la jeune fille prolongée, etc. C’est maintenant un tout petit car et un très bon chauffeur qui vont nous conduire à Bastia.
Avant de quitter Calvi, et pendant que je suis en discussion avec l’agent des cars, nous voyons surgir le docteur Verdier et sa femme. Ils ont débarqué hier et couché à l’île Rousse. La traversée a été dure. Madame Verdier a tenu le coup, mais le docteur a été assez malade. Il n’a d’ailleurs pas été le seul. Le couple Verdier descend sur Ajaccio par la route que nous venons de faire. Il doit ensuite remonter sur Bastia par Corte. Nous nous chargeons de lui retenir des places à l’Impérial à Bastia.
De Calvi à Bastia par l’île Rousse, le désert des Agriates, St-Florent, le col de Teghime, la route ressemble sur un large parcours à celle d’hier. Un tronçon important est en outre aussi mauvais que le long chemin de Piana à Calvi. Nous avons très bien fait d’envisager le changement du car et du chauffeur. Nous aurions eu les mêmes difficultés, les mêmes émotions. Aussi pouvons-nous admirer cette superbe route, qui court le long de la côte, en meilleure tranquillité d’esprit.
Jusqu’au désert, elle est bonne. La campagne est relativement riche. L’île Rousse est en particulier propre et coquette. Le désert des Agriates est au contraire une région sauvage et sèche: rocs et courtes broussailles. Vingt kilomètres de solitude absolue. Puis jusqu’à St-Florent, la route goudronnée disparaît et redevient très mauvaise. Mais c’est bientôt la fin, et dans une anse abritée, Saint-Florent, autre petit port agréable, apparaît. Région de culture et notamment de vignes. Nous sommes ici à la naissance du cap Corse dont nous verrons demain l’aspect tout différent.
De Saint-Florent par Patrimonio, pays au cru réputé, et Barbaggio on atteint le col de Teghime, près de 600 mètres d’altitude, d’où l’on aperçoit les deux mers. Rude montée qui à certains endroits atteint 10% de pente.
C’est alors la descente sur Bastia. Peu à peu les rocs et le maquis font place à la forêt, puis aux vergers. On aperçoit bientôt la ville, la gare son usine à gaz, le port neuf et à droite son vieux bastion qui lui a donné son nom. Bastia n’est pas doté par la nature d’une baie comparable à celle d’Ajaccio, mais elle a sa citadelle, son quartier haut, qui ont infiniment plus de cachet. Elle est le port le plus actif de l’île. Elle est le coeur de cette région du cap Corse, très différente des autres, ainsi que l’expliquait le soir même de notre arrivée à Bastia au groupe des universitaires leur manager M. Eisenmenger. Nous avons, dans le hall de l’Impérial, profité de cette excellente causerie-conférence qui servait de conclusion au congrès des universitaires. Je reprendrai ces conclusions plus loin.
Nous sommes arrivés à Bastia juste à l’heure. Il y a affluence, les vacances de Pâques se terminent. L’hôtel est débordé. Ceux qui n’ont pas retenu assez tôt leur logis prendront place à bord du Sampiero pour une nuit. Les chambres que nous retenons pour les Verdier seront donc des couchettes de cabine à bord de ce paquebot. Quant à nous, nous sommes servis, mais devons nous contenter d’une chambre à trois lits.
Le programme prévoit temps libre pour l’après-midi et pour la matinée de demain. Nous avons ainsi le temps de parcourir les vieux quartiers. Vieilles maisons très hautes, reliées entre elles par des arceaux; ruelles étroites, pavées de grandes dalles lisses où l’on marche aisément. En haut, tout près du bastion, un square auquel on accède du quai par un charmant escalier à double entrée; rampe de fer forgé. Les boulevards de la ville neuve rejoignent la ville haute; du côté du vieux port, les quais rejoignent aussi ceux du port neuf et de la place St-Nicolas on retrouve très vite, par de courtes ruelles, la place de l’Hôtel de Ville où se situe le marché. Marché fort bien achalandé: légumes, fruits, fromages, charcuterie. Quoiqu’en disent les gérants de l’Impérial, on doit s’approvisionner sans difficulté. L’organisation de Corsotel ne doit pas le permettre. Du marché, on redescend par des ruelles en pente ou par des escaliers, sur le vieux port. Ce vieux port est tout à fait pittoresque. Entre les deux digues, une passe très étroite assure au bassin une protection très efficace. De l’extrémité de la jetée sud on a sur le port neuf une vue d’ensemble ainsi que sur les hautes maisons de la vieille ville qui se serrent pressées les unes contre la autres, paraissent vouloir grimper les unes sur les autres. Sur les quais, beaucoup d’enfants, de l’animation. Dans les ruelles de nombreux petits commerçants.
De Bastia deux excursions sont au programme. L’après-midi de jeudi est consacré au cap Corse, et la journée de vendredi à la Cartaguiéra.

Le cap Corse.

Le tour du cap Corse comporte deux thèmes: le petit tour par Luris laisse de côté la pointe extrême, le grand tour fait le tour complet du cap. C’est le petit tour que nous avons fait. Pour affirmer les contrastes que l’on trouve en Corse et qui en est l’un des charmes les plus vifs, la côte orientale et la côte occidentale sont très différentes. La première par laquelle débute le circuit est en pente douce, jusqu’à l’épine dorsale du cap. aussi la route suit-elle la côte sensiblement au niveau de la mer. Des cultures, des arbres fruitiers, pas assez avancés en cette fin d’avril, marquent l’activité agricole du pays. Les maisons et les fermes sont plus nombreuses que dans aucune des régions précédemment parcourues. Le temps s’est remis, mais le vent souffle et la mer est houleuse. La montée vers Luri et le col de Ste-Lucie est moins dure, les ravins moins abrupts. Au col la bise souffle fort, et l’on redescend sur l’autre versant. Celui-ci tombe plus rapidement vers la mer, et la route va serpenter en corniche rappelant le parcours de Riana à Calvi, mais beaucoup plus habité. Sur cette côte occidentale comme sur la côte orientale des “marines”, petit port de pêche au bord d’une plage dans le creux d’une anse. Chaque marine dépend d’une commune qui siège sur les hauteurs. En haut les agriculteurs, en bas les pêcheurs. Les villages que l’on traverse possèdent quelques hôtels modestes, des restaurants. Sommairement construites leurs vieilles maisons comportent des murs sans mortier, pierres schisteuses plates entassées les unes sur les autres. De loin en loin, de vieilles tours sarrasines ou génoises rappellent les luttes sévères d’un passé belliqueux.
Retour à Bastia. thé réconfortant, car si nous dînons avec les Verdier il sera peut-être tard. Ils débarquent en effet vers 7h30 d’un car concurrent de la SNCF (prix disent-ils moitié moins élevés que ceux de la SNCF). Mais la reconnaissance de leur cabine à bord du Sampiero, la toilette de Mme Verdier dans notre chambre, retarde jusque vers 8h30 le dîner. Mais ce retard nous ramène dans le hall au moment où les membres du congrès universitaires font le cercle autour de leur manager qui fait la causerie-conférence que j’ai déjà signalée.
La Castignieria. Ce fut la dernière excursion, et le temps fut si exécrable que du paysage nous ne pouvons que dire qu’il doit être fort beau. Ce sont en effet les mêmes routes en corniche, mais dans une véritable forêt de châtaigniers. La végétation est d’ailleurs peu avancée, et même dans un plus beau temps, il était encore un peu tôt pour faire cette promenade. A Orezza où nous faisons un excellent déjeuner dans un hôtel indigène qui surpasse largement les Corsotel de toutes nos étapes, une véritable tempête de neige nous prend à notre arrivée et ne cesse plus. La neige tombe encore quand nous reprenons la route, et elle tombe ainsi jusqu’à l’altitude 400. Le retour est meilleur. Nous longeons la côte et les étangs où la malaria sévit pendant l’été. Belle route, large et bien entretenue. Et voilà les dernières heures, il ne reste plus qu’à dîner une dernière fois et à 20h30 nous sommes à bord du Sampiero Corso.
Le pays que nous venons de parcourir un peu vite est beau. La variété qu’on y trouve en fait le charme principal. La superficie renfermée dans ce périmètre de 500 kilomètres offre tous les aspects que nos retrouvons dans le Sud-Est de la France, partant du Massif Central pour aller jusqu’à Nice. Malheureusement, nous avons négligé plus qu’il n’eût convenu de mettre en valeur tant de magnifiques ressources.
La malaria qui sévit l’été sur une large bande de la côte orientale devrait être vaincue. Il paraît qu’avec 200 millions de nos mauvais francs d’avril 1938 on assurerait l’assainissement définitif de cette région empoisonnée. L’habitant, à part dit-on celui du cap Corse, est paresseux. Mais comment ne pas être paresseux devant tant de couleurs, au milieu de tant de lumières, baigné par tant de soleil. Mais il est honnête et orgueilleux. L’effort de ceux qui vécurent autrefois dans la pointe du cap Corse pour s’expatrier, faire fortune en Amérique, et revenir ensuite au Pays pour y utiliser leurs ressources à faire fructifier leur terre natale, devrait pouvoir être refait par tous les autres. Point n’est besoin d’ailleurs qu’ils partent outre-mer pour amorcer leur activité. Mais qu’on les aide, qu’on les guide et ils feront comme tant d’autres. Et ce beau pays deviendra plus beau et plus riche encore. Le Corse a des qualités foncières; il est droit, respectueux du passé et des traditions. Il a pour lui la mer, la belle mer bleue, le soleil qui rachète la paresse à quoi il invite par tant de prodigalités, la montagne et ses neiges, la plaine et ses vignobles, ses fleurs et ses fruits; on y trouve nombre de sources minérales, des châtaigneraies magnifiques, et son accueil est empreint de l’hospitalité la plus franche et la plus spontanée.
C’est un beau voyage qu’on souhaite refaire quand on l’a fait.

18 mai 1934.