Relation du voyage aux U.S.A. que fit

Pierre PUISEUX (1855-1928), astronome à l'Observatoire de Paris,

au cours de l'été 1910 pour un Congrès d'Astronomie,

à partir des lettres qu'il envoyait régulièrement à sa femme,

Béatrice BOUVET

(Document communiqué par Didier Dastarac)

 

Voici déjà un bon millier de kilomètres mis entre nous par notre courageuse machine

A bord du Bretagne, 2 août 1910

Pas d'incident notable survenu, pas davantage à prévoir et je profite de cet état de tranquillité pour commencer à ton intention mon petit journal de voyage.

 

Samedi 30 juillet 1910

 

Avec notre chère bande d'enfants, Victor excepté, on a passé au trot l'inspection du beau paquebot Bretagne, assisté à l'arrivée tumultueuse du train spécial, à l'empilement précipité des bagages dans la cale. La cloche d'avertissement retentit, on s'embrasse, une petite larme au coin de l'oeil, avec mille recommandations de sagesse ou de patience. Chacun de ceux qui restent voudrait être le dernier à franchir la passerelle avant qu'elle ne soit enlevée. Mais il y a un passager qui n'arrive pas ; son épouse intrépide va se placer au milieu du pont mobile, empêchant la manoeuvre, faisant bonne contenance au milieu de tant de regards fixés sur elle. Comment cela va-t-il finir ? Naturellement par l'arrivée du monsieur qui se présente fort tranquille, de l'air de quelqu'un habitué à ce qu'on se dérange pour lui.

Le Titan, navire à l'aspect étrange, tout en machines, vient s'attacher à nous pour nous faire sortir du bassin jusqu'au dernier moment une flottille de petits bateaux se presse à l'arrière, leurs occupants élèvent des paniers au bout de longues perches offrant des légumes et des victuailles aux passagers de 3° qui ont à pourvoir eux-mêmes à leur nourriture. Enfin, nous voici en mouvement, tout doucement d'abord, puis plus vite. Au milieu du bassin de l'Eure, on évolue pour se mettre en face de l'étroite sortie. Juste à ce moment, un gros câble qui nous relie au Titan casse avec bruit. Grand émoi dans l'équipage et sur la passerelle des officiers, car, avec la vitesse acquise, nous pouvons en moins d'une minute aller défoncer un autre paquebot qui est au repos devant nous. Un petit remorqueur, plus léger que le Titan, se précipite pour saisir le bout du câble cassé. Notre propre machine est mise en mouvement ; on s'arrête à temps et l'on reprend la manoeuvre interrompue. La porte du bassin de l'Eure, juste assez large pour notre grand navire, est passée avec beaucoup de précision. On longe le quai couvert de monde qui a les yeux fixés sur nous. Des mains, des têtes, des chapeaux, des mouchoirs s'agitent. Il serait amusant, si l'on n'avait rien de mieux à faire, d'analyser toutes ces attitudes. Mais j'ai bientôt fait de reconnaître, presque à la pointe de la jetée, le petit groupe encadré dans la foule, qui s'intéresse vivement à moi. Que d'affection je sens derrière ces signes muets que la distance rend vite imperceptibles. Et d'autres autour de moi sont dans le même cas. Décidément, l'humanité et la vie valent mieux que leur réputation - si petite place que l'on ait tenue dans le monde, on n'y a pas perdu son temps quand on laisse derrière soi des coeurs tendres et fidèles et quand on se dit que l'absence, si longue qu'elle soit, n'altérera pas le sentiment qui les pénètre.

Nous voici en pleine marche. Les jetées ne sont bientôt plus qu'une ligne blanche imperceptiblement bordée de noir. Les falaises de la Hève avec leurs éboulis blanchâtres reculent grand train et laissent voir à leur gauche le cap d'Antifer. De l'autre côté, la côte du Calvados s'allonge comme un ruban gris où se détachent en points blancs les grands hôtels de Trouville. Puis tout s'efface et nous voici seuls sur l'eau plate et silencieuse, de temps en temps effleurée par une mouette ou sillonnée par un bateau lointain.

On se promène sur le pont, on se rencontre, on fait connaissance. Voici M. de la Baume-Pluvinel, mon confrère en astronomie. Grand voyageur devant l'Eternel, il est vite chez lui sur cette maison flottante. Voici M. Hernandez, colonel mexicain, et sa femme, gracieuse personne envers qui l'Atlantique seul, le rustre, est capable de manquer d'égards. Un Américain d'âge mûr, encore vert et jovial et qui vient de faire un séjour à Naples, s'élance sur moi aussitôt que je lui ai été signalé comme astronome. Il veut savoir par le menu tout ce qui concerne les canaux de Mars, les habitants des planètes et les tremblements de terre. L'astronomie doit être à ses yeux la directrice des sociétés, des philosophies et des religions et il paraît presque scandalisé que je n'affiche pas pour mon compte des prétentions aussi vastes.

Il y a aussi une aimable famille française, père (M. Masson, Charlieu, Loire), mère et fille, qui s'en retourne en Californie ; plusieurs ecclésiastiques et religieuses allant au Canada. Je fais aussi des connaissances utiles dans le personnel de bord : le maître d'hôtel, personnage infiniment digne dans sa cravate blanche inamovible qui prend note de me mettre à table près de MM. de la Baume et Hernandez et me promet un cabinet noir pour changer mes plaques photographiques le principal garçon de chambre, très digne aussi sous ses cheveux gris et son gilet blanc, qui consent à m'expliquer en termes choisis l'art d'aérer ma cabine et d'en utiliser tous les agencements. A l'occasion, il poussera la condescendance jusqu'à transmettre aux mains d'un subalterne les bottines dans le cas d'être astiquées.

 

Dimanche 31 juillet

 

La nuit est tranquille, point trop de chaleur et assez d'air. Sur le conseil du garçon, j'ai laissé ma porte entr'ouverte, tenue simplement par un crochet. Le silence de la nuit rend plus sensibles les coups sourds de la machine et le gémissement de la membrure du bateau sous le choc des vagues qu'il est obligé de diviser, mais on s'y fait assez vite. Seulement vers les 5 heures du matin, un servomoteur, employé sans doute à l'approvisionnement de la machine, commence son train infernal et rend le sommeil impossible. Je me lève de bonne heure et monte sur le pont. Assez beau temps, mais un vent à peine tenable. Plusieurs fumées de steamers sont en vue et nous passons près de bateaux pêcheurs. Quelques goélands nous escortent, des marsouins cabriolent dans le sillage et luttent de vitesse avec nous. Je vois paraître les trois religieuses, l'air très défait, puis les ecclésiastiques. L'un d'entre eux, possesseur d'une ample barbe noire et d'un costume plus orné que les autres, est qualifié par M. Hernandez d'archimandrite. Je demande à un autre si l'on a pu organiser la messe à bord pour le jour dominical : "cela dépend du commandant", me répond-il. Mais a-t-on négocié pour y arriver? Je n'en entends pas parler, peut-être sera-t-on plus heureux dimanche prochain si nous sommes encore sur l'eau.

L'état général est loin d'être aussi satisfaisant que dans la chanson. Presque aucune dame ne se montre. On est déplorablement clairsemés aux repas M. de la Baume passe la plus grande partie du jour dans sa cabine. Le maître d'hôtel a organisé les places par petites tables : la nôtre vient aussitôt après celle où le commandant trône dans la quasi-solitude. On lui avait sans doute donné comme cour les dames les plus qualifiées sur la liste du bord, mais elles brillent par leur absence. Il lui reste l'Américain à lunettes enthousiaste d'astronomie et un petit garçon de la taille d'Olivier qui profite de l'éloignement de ses parents pour dévaster les assiettes de fruits. Espérons que les suites ne seront pas trop graves. Je suis à la table voisine avec M. de la Baume, M. Hernandez et un de ses compatriotes mexicains qui parle peu français. Il y a encore un américain âgé très digne et peu communicatif. Les autres convives, y compris Mme Hernandez, restent à l'état de possibilités. Le petit garçon, quand il est lâché sur le pont, manque un peu de compagnons de son âge. Il joue à la locomotive en galopant dans les jambes de tout le monde, imite le sifflement des appareils de télégraphie sans fil, fait le canonnier avec la petite pièce d'artillerie des signaux, installe un peu partout un jeu composé d'un piquet de bois monté sur une plate-forme et sur lequel on enfile, en les lançant à distance, des petits ronds de corde. Inutile de dire qu'il est généralement à côté. Je lui donne quelques sages avis qu'il accepte assez bien. Mais petit à petit on voit reparaître des dames charitables qui s'occupent du little master et me dispensent de cette éducation difficile. Dans l'après-midi, pourvu d'une petite lampe électrique rouge et des indications du maître d'hôtel, je change mes plaques de Vérascope dans l'oubliette la plus noire qu'il soit possible de souhaiter. Me voilà armé pour enregistrer l'arrivée à New York si elle se fait à une heure décente.

Toujours en prévision du même événement, je suis appelé à remplir un questionnaire en 25 colonnes qui m'est présenté par le maître d'hôtel pour le compte de l'administration américaine. Je dois déclarer si je possède plus de 50 dollars, si je n'ai jamais été en prison, si je suis polygame, monarchiste ou affligé de difformités, à quelle race j'appartiens, dans quel état de santé je me trouve, chez qui je compte aller en Amérique. Je ne résiste pas à la tentation de dire que je suis l'invité de M. Carnegie... Si après cela on ne me reçoit pas avec honneur...

Le dîner est un désastre. Nous ne sommes pas 25 personnes à table. Et cependant, si le vent est toujours ahurissant, nous n'avons pas ce qu'on peut appeler une mer creuse. Après le dîner on circule sur le pont autant que le vent le permet. Cela va encore à l'abri des superstructures, mais quand on arrive au bout, c'est un vrai cap des tempêtes à doubler et il n'y a guère que les gens pourvus de semelles de caoutchouc qui se risquent à lâcher les balustrades. Dans les coins protégés, il ne fait pas froid.

Nuit semblable à la précédente, avec même tapage déchaîné à partir de 4 heures du matin. Renseignements pris, c'est une pompe destinée au lavage du pont que l'on met en mouvement à cette heure. Mon garçon-chef (il s'appelle Sokoloff et je le tiens décidément à ses manières pour un prince russe aux prises avec l'infortune) a mis un second matelas à ma couchette, ce qui m'en rend l'entrée et la sortie plus faciles.

 

Lundi 1° août 1910

 

Ne pouvant dormir après 4 heures, je vais humer l'air frais toujours abondant. On se demande comment le bateau peut avancer contre ce vent. Cependant, d'après le tableau affiché à midi, nous faisons à peu près 400 milles ou 600 kilomètres par jour. Il faut retarder quotidiennement sa montre de 40 minutes. Chacun prend le premier déjeuner à son heure et à sa guise quoiqu'il ne paraisse pas de bon ton de le demander avant 7 h. 1/2. J'accompagne mon chocolat de petits pains mollets, de pruneaux ou de confiture d'oranges. A ces heures-là, il n'y a guère sur le pont que les religieuses ou les abbés. Je cause avec l'un d'eux à destination de Montréal. Il y a déjà de l'animation sur l'arrière du bateau occupé par les passagers de 2° ou d'entrepont. Les enfants sont nombreux et se roulent sur des couvertures étendues à terre ne pouvant s'offrir le luxe d'un fauteuil. Des émigrants espagnols ou italiens organisent des jeux, des chants, des danses mêmes de leurs pays et claquent dans leurs mains pour remplacer les instruments de musique. Les femmes en général sont spectatrices et restent immobiles sous des tas de couvertures. C'est un tableau pittoresque que je vais de temps en temps m'offrir, avec celui du sillage à l'arrière et du rejaillissement de l'eau à l'extrême avant. Dans la matinée la mer grossit un peu et l'on ne peut plus aller de l'avant sans être arrosé par les embruns. Tentées par le beau soleil, quelques dames dont Mme Hernandez font, pour s'installer sur le pont, des tentatives plus ou moins heureuses.

Dans la journée on nous distribue un journal imprimé à bord et qui contient, avec beaucoup d'annonces et d'articles de remplissage, quelques nouvelles d'intérêt général reçues par le télégraphe sans fil. Ce poste de télégraphe est une des curiosités du bateau. Il est relié à deux antennes placées au sommet des mâts. L'employé, le Marconiman comme on l'appelle, a les oreilles prises dans un casque qu'il ne quitte, dit-on, ni jour ni nuit. Il communique ainsi avec les postes des deux continents et avec les paquebots qui passent dans un rayon de quelques centaines de kilomètres. On prétend qu'il ne se repose qu'à destination, toujours il s'agite au milieu des sifflements ou des étincelles. Comment se débrouille-t-il dans tout cela ? C'est ce dont j'aimerais à me rendre compte si j'osais déranger un monsieur si occupé. Il est bien à notre disposition, disent les prospectus, pour envoyer des télégrammes dans tous les pays du monde, mais naturellement c'est un mode de conversation dispendieux. Il y a un cas où on peut en user gratuitement, c'est pour retenir son logement dans certains grands hôtels de New York dont les annonces s'étalent sur les tables du salon. Mais gare à la note finale, 125 frs par jour est un prix courant pour un logis comprenant deux chambres et deux salles de bain.

Vers midi le soleil brille radieux et le spectacle de la mer écumeuse devient très beau. Un des abbés attrape à le contempler un coup de soleil qui lui donne parfaitement la figure d'une écrevisse cuite. Je le console en lui contant mes infortunes alpines. Le vent reste toujours très fort et c'est du froid qu'on se plaint au lieu de la chaleur sur laquelle on avait compté. C'est à peine si 20 personnes figurent au dîner. Je gagne mon lit de bonne heure, sachant par expérience qu'il ne faut pas compter dormir après 4 heures.

 

Mardi 2 août 1910

 

Ciel encore sombre, mais le vent a beaucoup diminué et est passé au sud-ouest. La température est moins âpre quoique fraîche encore avec quelques gouttes de pluie. Nous passons très près d'un grand voilier qui fait sortir toutes les jumelles de leurs étuis. Quelques dames que l'on n'avait pas aperçues depuis la sortie de la Manche s'aventurent sur le pont ; une jeune personne promène ses doigts sur le piano. La vie sociale va-t-elle renaître? Au déjeuner on prépare quelques tables de plus, mais la plupart des dames préfèrent rester sur le pont emmitouflées de couvertures, et s'y faire apporter un peu de provende.

J'ai trouvé un indicateur du CanadianPacific d'où il résulte qu'on ne fait guère plus de 30 kilomètres à l'heure sur cette estimable ligne. Il faut trois jours et quatre nuits, mais sans arrêt notable, pour aller de Montréal à Glacier House et cela me laisse peu de perspectives de courses en montagne, en supposant que les autres circonstances soient favorables. M. de la Baume voudrait aussi s'arrêter à Winnipeg où il a des intérêts dans une entreprise agricole. Il me communique des publications astronomiques dont il est abondamment fourni ; entre autres un dictionnaire publié en Belgique, qui a la prétention de faire connaître tous les astronomes du monde avec l'occupation de chacun d'eux. On y apprend des choses curieuses : c'est ainsi qu'il y a à Varsovie un monsieur dont la spécialité est de déterminer la forme de la voûte céleste. M. de la Baume me donne aussi le rapport de l'Observatoire du mont Wilson pour 1909. Le directeur, M. Hale, est un homme remarquable qui a voulu entreprendre beaucoup de choses et de les mener très vite. On dit que, depuis, il est tombé malade et il a dû interrompre toute occupation. S'il n'est pas rétabli, comment se passera le Congrès sans lui ?

Le journal du bord a un article (sans doute rédigé ailleurs) d'où il résulte que maintenant c'est en Amérique, et point en Europe, qu'il faut venir apprendre à peindre les paysages. Les bons Yankees sont décidément insatiables.

 

Mercredi 3 août 1910

 

Il semble que nous tenions enfin le beau temps. Soleil vif, vent frais du nord-ouest, houle très large et régulière. De l'avant on a peine à s'imaginer que cette surface monstrueuse, et cependant paisible, soit de l'eau. On croit voir un pays de collines. Le petit tableau de midi annonce 409 milles (650 kilomètres) pour chemin parcouru dans les 24 heures. C'est un progrès.

Mme Hernandez renouvelle avec plus de succès sa tentative pour s'installer sur le pont, mais témoigne toujours peu d'entrain. Le commandant vient après déjeuner faire un tour sur le pont auprès des dames. Il se dépense en amabilités auprès d'elles, espérant sans doute recueillir les compliments qu'il mérite si bien pour l'excellente tenue et la bonne marche de son bateau. Mais le pauvre homme n'entend guère que des soupirs d'impatience visant la terre ferme. Nous ne devons pas, à ce qu'il paraît, nous flatter de débarquer avant dimanche, plutôt tard dans la journée.

La moitié du chemin est faite ou à-peu-près ; les goélands et les marsouins se sont lassés de nous suivre. Nous sommes seuls sur la mer sans bornes. On signale bien, paraît-il, quelques rencontres de paquebots, mais il faudrait pour les entendre avoir l'oreille aux récepteurs Marconi, ou bien grimper dans la hune à côté de l'homme de vigie. Il habite là, à 15 mètres de haut, une petite caisse en toile blanche qui l'abrite un peu des vents rageurs. Cette caisse est constamment arrosée par un tuyau. Est-ce pour la rafraîchir ou la rendre luisante au soleil et mieux visible à distance ? C'est un des petits spectacles quotidiens de voir la relève s'effectuer par l'échelle de corde.

Beaucoup de passagers, une fois installés sur leur chaise longue, sont trop paresseux pour descendre aux appels de cloche ; à cinq heures le five o'clock tea vient les chercher. Sur des plateaux portés par des fonctionnaires galonnés, on a le choix entre la tasse de thé et le sorbet avec petits gâteaux.

Le soleil brille toujours de tout son éclat, mais une bande grise s'est formée à l'horizon du côté où nous marchons. Vers 6 heures, elle se met à grandir avec rapidité et, en moins d'un quart d'heure, nous voici enveloppés dans la pluie et le brouillard. On maintient la marche, mais toute la soirée et toute la nuit la sirène mugit lugubrement à courts intervalles.

Le soir on se réunit dans la galerie qui s'ouvre au-dessus du salon. Un jeune Américain courageux ouvre le piano et commence à fredonner des chansons de son pays auxquelles se joignent à demi-voix les Misses de l'assistance. Cela promet d'être fort amusant, mais la mémoire manque vite au pianiste qui me fait l'effet d'être un artiste en tournée avec quelques camarades et qui a un jeu brillant. Mais on a beau les applaudir consciencieusement, l'entrain n'y est pas et l'élan s'arrête vite.

Chacun de nous aujourd'hui a été invité à remplir et à signer une déclaration minutieuse destinée à la douane américaine.

 

Jeudi 4 août 1910

 

Temps nébuleux, venteux, un peu pluvieux le matin, mais le soleil prend le dessus dans la journée. Mme Hernandez reprend goût à la vie, demeure installée sur le pont et vient même prendre part au dîner.

Les chaises longues de la Compagnie portent de grosses lettres : C.G.T. qui font penser à la Confédération Générale du Travail. Espérons que le personnel du bateau n'imitera pas les procédés à la mode et ne nous imposera pas des conditions léonines avec menace de nous laisser au milieu de l'Atlantique. Jusqu'à présent, on est au contraire plein d'égards pour nous et l'on nous invite à consigner nos adresses sur une liste, en vue d'un petit cadeau que la Compagnie médite de nous offrir au premier janvier prochain.

On a installé pour Master Alfred un jeu de marelle, compartiments dessinés et numérotés à la craie, sur le pont. On y envoie des disques de bois que l'on fait glisser avec une pelle. Les bonnes religieuses, dont deux paraissent fort jeunes, s'essayant aussi à ce jeu, mais le vent est trop fort pour y tenir longtemps. Ce vent fait une victime dans la personne de ma casquette qui est emportée à la mer. Le coiffeur du bateau en a, me dit-on, un assortiment de rechange, l'accident étant plutôt fréquent, mais la seule qu'il possède est trop petite. Le petit tableau de midi accuse 400 milles parcourus depuis hier, ce qui n'est pas mal avec le vent contraire. Le commandant en faisant sa tournée constate un éclaircissement des visages. Il doit y avoir encore plus de satisfaction avec les passagers de seconde. De ce côté la gaieté est exubérante et l'on entend les jeux des enfants. Ils se font un malin plaisir, quand on ne les surveille pas, de s'échapper sur le terrain défendu.

Je rends visite au fumoir des premières largement installé avec jeux de cartes, d'échecs, etc. Mais il est peu fréquenté et M. de la Baume ne ressent pas plus que moi le besoin de ce genre de distraction. Les livres et brochures astronomiques dont nous sommes assez pourvus nous suffisent avec le spectacle de la mer et un peu de conversation. Le monsieur enthousiaste qui m'entreprend encore quelques fois - et qui, décidément, est italien, - s'émerveille de nos goûts studieux.

Les indicateurs de chemin de fer que nous trouvons ici nous permettent de préciser un peu nos plans. Il est probable que nous passerons le dimanche 21 à Seattle et que nous serons le 23 dans la soirée à San Francisco où j'espère trouver de tes nouvelles. Les indicateurs appartenant à des compagnies rivales sont lyriques à l'envi les uns des autres. Le pays traversé est pour l'un l'Eldorado, pour l'autre le pays de la Fortune.

Dans l'après-midi, nous sommes sur le banc de Terre-Neuve où la mer est relativement peu profonde, mais encore loin de toute terre. On voit un tonneau flottant, un oiseau, plusieurs navires et l'on se livre à des pronostics sur l'heure possible d'arrivée dimanche prochain. Une dame promène ses doigts sur le piano. Le soir nous entendons une violoniste au jeu fort décidé dans un morceau de difficulté. Mais les plus habiles, qui sont, je crois, des professionnels, ne font que s'essayer. Ils ne trouvent probablement pas l'auditoire suffisant pour se produire. L'un d'eux entraîne dans un tour de valse sans imitateurs Mlle Masson dont la jeunesse rieuse s'amuse de tout.

 

Vendredi 5 août 1910

 

Belle mer moutonneuse ; le vent est passé au sud et amène souvent des grains de pluie, mais il ne fait plus froid.

Dans la matinée, les fils qui joignent les sommets des deux mâts et qui portent les antennes du télégraphe sans fil cassent et une de leurs extrémités traîne dans la mer. Justement, on avait commencé à envoyer une dépêche au cap Hatteras, premier poste de la côte américaine.

On s'agite de tous côtés pour repêcher les fils et réparer l'accident, le commandant Dumont lui-même quitte la passerelle. Je profite d'un moment où il paraît de loisir pour me présenter à lui. Il m'accueille fort bien et se félicite du service d'envoi de l'heure fait par l'Observatoire de Paris. Les signaux arrivent bien jusqu'à 400 kilomètres. On sait maintenant reconnaître la direction d'où ils viennent. Cela supprime à peu près les risques d'abordage entre navires bien outillés, en cas de brouillards.

409 milles parcourus au tableau de midi. Mais pendant le déjeuner les affaires se gâtent ; la pluie et la brume obligent à allumer la lumière électrique, le navire penche fortement à tribord ; on est obligé de mettre les violons (planches percées de trous pour maintenir verres et bouteilles) ; la sirène fait concurrence au mugissement de la mer et l'équipage revêt la tenue de mauvais temps (toile cirée des pieds à la tête). Master Alfred s'est fait prêter un chapeau de marin en cuir bouilli avec lequel il se fait mouiller à coeur joie, mais c'est de la pluie tropicale tout à fait tiède. Mlle Masson, qui s'est instituée maman d'occasion à la place de l'autre toujours malade, obtient cependant que son pupille quitte ce divertissement aquatique pour venir faire une partie de cartes.

Dans l'après-midi, il fait moins sombre, mais le vent devient furieux et l'on s'étonne que le bateau puisse encore avancer. A l'avant, on est largement aspergé et il est presque impossible de rester debout sans s'accouder à quelque chose. Les montagnes d'écume rejetées de droite et de gauche donnent une impression de puissance extraordinaire. Le spectacle est trop beau pour le goût de presque tout le monde, surtout quand la pluie augmente et que les toiles tendues sur le pont se laissent traverser.

Très peu de monde à table ce soir et pas d'essai de musique. On nous distribue la liste des passagers. Nous sommes, en plus de l'équipage, 550 personnes à bord, mais seulement 47 en première. Aussi avons-nous partout beaucoup de place et les garçons peu occupés sont aux petits soins. Cela me paraît bien préférable à l'encombrement. La chaleur commence à être possible dans les cabines.

 

Samedi 6 août 1910

 

Après une nuit passablement roulante et craquante, nous trouvons ce matin le temps tout à fait remis au beau. Le vent est passé au sud, juste comme notre route s'infléchit de ce côté. Il semble qu'il mette une certaine malice à nous être contraire. On envisage maintenant comme certaine l'arrivée pour dimanche dans l'après-midi. On s'occupe de la toilette du bateau et l'on promène de tous côtés torchons, rabots ou pots de peinture.

375 milles seulement au tableau de midi. Cette marche réduite est la conséquence du mauvais temps d'hier. On voit flotter sur la mer des algues, des raisins des tropiques, qui sont si abondants sur le chemin des Antilles. Beau coucher de soleil.

Le journal du bord est particulièrement artistique avec des reproductions réussies de tableaux algériens de Dinet. Il annonce l'échouement d'un steamer dans l'Alaska, sans accident de personnes. Mais, d'après l'indicateur, ce bateau n'est pas celui que devait prendre M. Hamy et il est probable que son voyage en mer ne sera pas entravé.

Le dîner, qualifié de dîner d'adieu sur le menu, est des plus soignés avec champagne. On nous distribue une brochure de circonstance élégamment illustrée : Voyages et passagers d'autrefois. Inutile de dire que la supériorité, d'ailleurs peu contestable, des moyens de transports actuels s'en dégage avec évidence.

Après dîner, on reste quelque temps sur le pont où la température est agréable, à l'abri des toiles, puis l'on revient à la galerie de conversation. Les talents musicaux tenus jusque-là en réserve se décident à se produire. Mlle Masson joue brillamment du violon, un jeune officier du bord chante d'une voix chaude et sympathique. Il y a aussi quelques essais de danse, mais l'effectif mobilisable est décidément bien petit. Le jeune Américain et sa soeur n'en manquent pas un tour. La jeune fille est longue et plate, son frère trop osseux avec de fortes mâchoires, tous deux aussi américains que l'on peut l'être, mais ils plaisent tout de même par leur aspect de force et de santé.

Nous irons, à New York, à l'Hôtel Lafayette que connaît et recommande M. Hernandez. J'abandonnerai à regret dans ma cabine les fleurs dont Marie-Louise l'avait gentiment ornée. Je lui écris à Rio1

J'arrête ma lettre ici pour pouvoir la mettre à la poste en débarquant. Les détails de l'arrivée seront pour demain. Ce sera long d'aller jusqu'à San Francisco sans nouvelles de vous....

Je continue à ton intention et pour être communiqué aux personnes que cela pourra intéresser mon petit journal de voyage:

 

Dimanche 7 août 1910

 

Le temps est parfaitement beau, sauf un peu de brume à l'horizon et un vent toujours fort qui, décidément, nous aura été contraire jusqu'au bout. Plusieurs navires se montrent et des voiliers passent assez près de nous.

A 9 heures une petite clochette agitée sur le pont et dans les couloirs annonce la messe. C'est la galerie de conversation qui sert de chapelle et le piano, employé la veille à des usages plus profanes, qui sert d'autel. La messe est dite par le plus jeune des ecclésiastiques américains dont le costume laïc et les allures fort décidées m'avaient quelquefois un peu surpris les jours précédents. Nous ne sommes pas nombreux. Il est probable qu'on n'aura pas convoqué les passagers de seconde qui auraient aisément formé un public trop considérable pour le local dont on dispose.

Un peu après nous faisons une rencontre curieuse et probablement rare, celle d'une grosse baleine morte (12 à 15 m de long) qui flotte sur l'eau. Un vol d'oiseaux voraces tournoie ou se pose dessus. A distance cela avait tout à fait l'air d'une coque de navire naufragé. Notre bateau s'est détourné de sa route pour passer tout près et se rendre compte de ce que c'était.

L'ecclésiastique français reparaît sur le pont vêtu d'un complet gris qui lui va fort mal, mais lui donne l'air très suffisamment yankee. Il ne lui manque plus, dit-il, que les dollars ; il répond avec bonne humeur aux plaisanteries que les jeunes gens lui adressent à ce sujet. L'ecclésiastique barbu, qui décidément est maronite et marié, quoique catholique, a seul gardé sa soutane. M. de la Baume découvre qu'ils ont des connaissances communes en Syrie.

Vers midi on distingue sans trop de difficultés la côte américaine. C'est une longue bande de sable qui brille au soleil et d'où émerge, de distance en distance, un phare. La véritable terre, collines, arbres et maisons, est à quelque distance en arrière et on la distingue à peine jusqu'à ce que montent au-dessus de la bande de sable que nous longeons à distance pendant trois heures les hautes cheminées et les monuments de New York.

L'entrée du port est assez compliquée. On ralentit pour laisser accoster le pilote qui grimpe légèrement à bord par une échelle de corde, on change plusieurs fois de direction entre des bouées et des bancs de sable. Autour de nous beaucoup de canots automobiles, de bateaux de promeneurs chargés de monde. Mais pas de mouvement d'entrée et de sortie de navires au long cours : sans doute le dimanche en est-il la cause.

Nous sommes accostés par le bateau des postes. On nous distribue aussitôt nos correspondances. Je n'en ai que d'agréables à recevoir et de date naturellement un peu ancienne. Une de toi (Bruneval 19 juillet), une de Marguerite (Chantre - Moulins 20 juillet), une de Suzanne (Bouvet) (Salins 22 juillet). Une visite moins agréable est celle du docteur chargé de l'inspection sanitaire. Pour les passagers de première c'est tout de suite fait, mais les passagers de seconde doivent défiler un par un, on examine leur bouche, leurs paupières, on les accable de questions. Je n'ai pas entendu dire cependant qu'on ait refusé l'autorisation de débarquer.

Les monuments de New York grandissent à chaque tour de roue et me font, avec leur forme généralement cubique, une impression marquée d'uniformité et de laideur. On passe ainsi devant la fameuse statue de la Liberté, mais trop à distance pour fournir un sujet intéressant au vérascope. Quand on approche, les maisons disparaissent derrière des docks, immenses constructions en planches peintes de couleurs noirâtres et sans fenêtres. C'est un vrai parti pris de laideur. Du quai se détachent des jetées perpendiculaires, le long de chacune est amarré un paquebot. L'un d'eux (le "Mauretanice" ), de la Compagnie Cunard, nous domine de haut. C'est un vrai colosse qui fait la traversée de l'Atlantique en moins de 5 jours...

Voici enfin l'appontement de la French Line. Il a un balcon où se pressent amis et curieux : je finis par y reconnaître Jacques Rabut et nous échangeons des signes amicaux. Les manoeuvres d'accostage sont encore longues avant qu'on puisse jeter la passerelle. On prend congé des connaissances que l'on a pu faire à bord. Nous en retrouverons plusieurs à l'Hôtel Lafayette que nous recommande M. Hernandez. Mais il n'y a plus là l'occasion de rencontres assurées.

La douane fouille très minutieusement et le concours de J. Rabut m'est utile pour ouvrir et refermer mes colis. Je me suis mis en rapport avec l'agent de l'Hôtel Lafayette qui se charge de faire parvenir mes colis à l'hôtel, avec un agent Cook qui me cherchait, ce qui me fait espérer qu'on s'est occupé de moi ici et que j'aurai mon billet sans retard. Je suis attaqué aussi par un reporter du New York Herald qui veut savoir nos noms, nos qualités, nos antécédents, ce que je compte faire en Amérique. Ce que je lui dis paraît le satisfaire.

A l'Hôtel Lafayette, on nous case. J'ai une chambre assez laide, en partie mansardée ; mais plus tard quand on sera informé de ma qualité on transférera mes affaires dans une chambre beaucoup plus belle, sans même attendre de nouvelles instructions. La chaleur étant très forte (moindre cependant, paraît-il, que les semaines précédentes), nous partons à la recherche d'un restaurant à terrasse où l'on puisse manger en plein air. J. Rabut qui a l'habitude d'établissement modeste n'en connaît pas et, après une recherche infructueuse dans le quartier central (Broadway, Madison Square), nous revenons simplement dîner à notre hôtel. C'est fort bien, mais cher, et le public élégant est un peu gênant pour nos tenues de voyage.

Nous allons ensuite chercher sur une promenade voisine une fraîcheur relative. Les arbres sont assez beaux, mais les gazons absolument roussis par la chaleur, ce qui n'empêche pas le populaire de New York de s'étendre voluptueusement sur des paillassons. Tous les magasins sont fermés pour cause de dimanche, l'éclairage de la voie publique est très maigre, mais les tramways et le chemin de fer élevés, avec leur passage continuel, leurs lueurs aveuglantes, leur bruit assourdissant suffisent pour donner une impression de foule et de tumulte. Nous nous faisons emmener par un moyen de transport jusqu'à Brooklyn, par-dessus le célèbre pont qui traverse un bras de mer et donne passage simultanément à je ne sais combien de voies ferrées et carrossables.

J'avoue n'avoir trouvé aucun plaisir à cette promenade. Les explications avec les conducteurs sont pénibles, même pour les habitués, et impossibles pour moi, car on ne s'entend pas.

Nous rentrons à 11 h. goûter un sommeil vite troublé par les bruits de la rue.

 

Mardi 9 août 1910

 

Avant de quitter New York, j'écris ou je commence à ton intention le bulletin de la journée d'hier. Temps lourd et humide qui a tourné à la pluie vers midi.

J. Rabut qui s'était fait donner un jour de congé par son entreprise devait venir nous prendre à 9 heures. En fait, il n'était pas loin de 10 h. quand nous nous sommes acheminés tous trois vers l'Agence Cook. Nous avons suivi pendant 3 kil, au moins Broadway, principale artère de New York. Au tapage incessant des véhicules se joignait cette fois l'animation d'une foule considérable surtout composée de gens courant à leurs affaires ou porteurs de paquets.

Chez Cook, je change mes billets français pour de la monnaie américaine. Explications longues et pénibles au sujet de mon billet circulaire que l'on finit par me promettre pour le même jour à 4 heures. De là, à la Compagnie Transatlantique où l'on s'entend beaucoup plus aisément, je retiens une cabine pour le 22 septembre sur la Lorraine.

Guidés par Jacques nous déjeunons assez économiquement dans un restaurant assez curieux et fréquenté. Vous recevez un plateau, une cuiller, une fourchette. Vous enfilez un long couloir le long d'un buffet où sont disposés des mets froids, tous bien présentés et appétissants. Vous mettez sur le plateau ce qui vous convient : à la sortie une personne de service vous remet une carte pointée indiquant la valeur totale de ce que vous avez pris. Vous allez vous installer à une table et vous vous servez vous-même. La salle est vaste, bien tenue, des ventilateurs à hélice qui tournent au-dessus de nos têtes y entretiennent une fraîcheur relative. Les consommateurs y arrivaient en foule quand nous partions.

Nous rentrons à l'hôtel par le Tub Car qui me paraît moins encombré que notre métro. Je prends mon appareil et mes plaques de rechange ; je n'en ai utilisé que 6 à l'entrée de New York à cause du temps sombre. Mais aujourd'hui c'est pis encore et la pluie s'établit. Nous allons visiter le Cercle de l'Union Chrétienne des jeunes gens que J. Rabut fréquente. Un secrétaire nous fait visiter la maison du haut en bas, c'est parfaitement installé et très intéressant. Un ascenseur vous porte avec une vitesse fantastique à la terrasse supérieure d'où la vue s'étend sur une armée d'immenses maisons. Nous voyons ensuite la bibliothèque, la salle de lecture, les billards et autres jeux, le gymnase et une superbe piscine où l'on peut faire de la natation à toute heure. Jacques se trouve très bien là pour ses soirées et ses dimanches.

La pluie ayant à peu près cessé nous prenons place sur l'impériale d'un autobus qui suit la 5° Avenue, la mieux habitée de New York. C'est à peu près la seule qui n'ait pas son tramway ou son chemin de fer. On y voit beaucoup d'habitations élégantes et de style varié, la plupart pas occupées en cette saison. A l'endroit où nous descendons de l'autobus qui nous a secoués de belle façon avec ses démarrages et ses arrêts brusques, on nous montre la maison de monsieur Carnegie. C'est évidemment très confortable, mais sans recherche d'élégance au dehors. Dans Central Park nous voyons une énorme pièce d'eau (le Clinton Reservoir), quelques beaux massifs d'arbres. La pluie ayant repris nous entrons au Musée des Beaux-Arts qui est intéressant : il y a des reproductions très bien faites de monuments célèbres, comme Notre-Dame de Paris, le Parthénon, le Panthéon de Rome et beaucoup d'oeuvres françaises, des Rodin, des Meissonnier, des Détaille, etc.

Je retourne avec Jacques chez Cook qui finit par me donner mon billet. Je ne suis pas très rassuré sur l'accueil qui lui sera fait par les Compagnies dont plusieurs ne sont même pas désignées sur le billet. De plus, on y a introduit une condition dont je n'avais jamais parlé c'est qu'il doit être présenté le 10 août avant minuit à Montréal. Cela nous oblige à passer en chemin de fer la nuit du 9 au 10, entre deux journées de bateau et à ne pas manquer les correspondances ; mais cela paraît possible et M. de la Baume avait déjà proposé cette combinaison comme moyen de gagner du temps. J'accepte donc mon billet tel quel.

Retour à l'hôtel en Tub Car. J'installe dans ma chambre Jacques qui désire écrire et je lui fais admirer les tableaux qui ornent les murs. Il y a Jérémie s'arrachant les cheveux sur les ruines de Jérusalem - ceci est pour les gens graves -. En face, pour ceux qui aiment rire, on voit deux petites femmes très pimpantes montées sur un dirigeable et aux prises avec une dizaine de moines qui ont saisi un câble pendant de la nacelle et font tous leurs efforts pour l'attirer dans leur jardin ; les petites femmes se défendent vivement, l'une verse un sac de sable dans les yeux des assaillants, l'autre travaille avec une hachette à couper le câble ; c'est plein de mouvement. Ma chambre a de la lumière électrique, un cabinet de toilette très bien installé. M. de la Baume a même une baignoire.

Jacques ne réussit pas plus que moi à fermer ma malle dont une des pattes a été faussée par un choc. Nous appelons à notre aide le portier de l'hôtel qui, avec des outils, redresse à peu près la malheureuse patte.

M. de la Baume se déclare fatigué de sa journée et préfère ne pas quitter l'hôtel. Il fait ses adieux à Jacques dont il paraît faire grand cas, son intelligence et son énergie au travail l'ont séduit. Jacques a eu de l'avancement dans son entreprise où il est maintenant bien rétribué et médite d'employer ses économies à revenir en faisant un grand tour par le Mexique ou le Canada. Je dîne avec lui dans un restaurant populaire très américain dont le genre m'amuse beaucoup. On peut s'y faire servir sans grands frais des mets exotiques que j'apprécie, comme de la salade de crabes ou des pêches à la crème ; je me déshabitue de plus en plus de la viande et m'en trouve bien. Le personnel de service est nombreux et intéressant à regarder, avec sa variété de types, des blondes scandinaves aux ardentes mexicaines.

Nous sommes restés le soir à lire ou à écrire, peu tentés de nous replonger encore dans le vacarme. Ce matin 9 août, à 6 heures, pluie battante, mais l'état des choses s'améliore bientôt.

Je ferme cette lettre sur le bateau à vapeur de l'Hudson...

 

Jeudi 11 août 1910

 

Comme j'ai dû te le dire dans ma dernière lettre, nous avons pris avant-hier 9 août, vers 7 h 1/2 du matin, une voiture fournie par l'hôtel qui nous a menés à l'embarcadère des bateaux de l'Hudson, ainsi que nos bagages. Il pleuvait à verse à 6 h, mais les choses ont été en s'améliorant. Nous avons eu en somme une belle journée, mais avec un vent très violent rappelant beaucoup celui de l'Atlantique.

Encore des pourparlers pénibles au sujet de mon billet que l'on a bien de la peine à reconnaître pour valable. On finit par nous admettre sur le Robert Fulton , steamer énorme à 5 étages ; il est autorisé à recevoir 4000 personnes et avec le monde recueilli aux trois stations de New York nous sommes arrivés à être 2000 d'après les gens du bateau. Nous avions de l'avance sur ce flot qui nous a permis de voir le spectacle pittoresque de l'embarquement. Il n'y a qu'une classe, par suite beaucoup de bigarrure, mais en somme tout ce monde se comporte convenablement et prend en patience les attentes qu'il faut subir aux entrées, sorties, guichets de billets et de bagages, restaurants, etc. Partout les dégagements sont insuffisants et les gens de service, débordés, vous refusent toute explication et vous referment les portes au nez. Quand on n'a rien à faire qu'à regarder, cela va bien. On peut même à 2000 personnes se placer à peu près où l'on veut et se promener partout.

Le trajet sur l'Hudson est des plus intéressants. On voit tout le mouvement du port de New York avec ses nombreux paquebots et ses bacs à vapeur transportant voitures et chevaux. Notre Bretagne est encore là et paraît toute petite auprès des géants de la Cie Cunard. Quand le port de commerce est dépassé, on longe un coteau disposé en promenade ( le Riverside Park) sur plusieurs milles. Mais on n'est jamais longtemps sans qu'une énorme baraque industrielle en tôles ou en planches ne vienne enlaidir le paysage. Jusque près d'Albany on voit des fabriques de ciment 20 fois.plus fumeuses que celle de Champagnole, ou de vastes hangars généralement peints en jaune qui servent à emmagasiner la glace de l'Hudson. Elle s'expédie dans le monde entier et notamment aux Indes anglaises où elle arrive après avoir traversé deux fois l'équateur. Peu d'Américains, au moins à table, boivent autre chose que de l'eau glacée.

L'Hudson est un bras de mer plutôt qu'un fleuve. Jusqu'à Albany (220 km) il a très peu de courant et rarement moins de 2 km de largeur. Les deux rives se voient bien. Celle de l'est est boisée et verte avec beaucoup de villas, la rive ouest est assez âpre avec une palissade rocheuse garnie de broussailles qui rappelle certains coteaux du Jura et de l'Auvergne. A certains moments, on voit se dresser en arrière des montagnes d'un millier de mètres, chargées de nuages sombres. Ce sont les Caskill Hills fréquentées par les New-Yorkais comme séjour d'été. Quelques grains de pluie mettent en déroute les gens qui occupent des places exposées, mais cela s'arrête assez vite. En beaucoup d'endroits, on voit les gamins du pays, plus ou moins dévêtus, se baigner dans la rivière et aux embarcadères. Ils se battent pour attraper les sous qu'on leur jette, d'aussi bon coeur que les petits nègres des pays chauds.

Le service sur le bateau est généralement fait par des nègres. Il y a à bord un orchestre qui n'arrête pas de jouer, des boutiques pour quantités de commerces et un vrai musée d'oeuvres d'art et de curiosités, entre autres les cloches du Clermont, bateau à vapeur lancé sur l'Hudson en 1864 par Robert Fulton et le premier qui ait fait un service régulier de voyageurs.

Naturellement je ne débarque pas à Albany sans un nouveau démêlé avec les contrôleurs du bateau qui me contestent encore mon billet. Rien de pénible comme ces discussions où je n'arrive presque jamais à comprendre les objections qu'on me fait. Et cela se renouvellera à la gare d'Albany, dans le train entre Albany et Clayton. M. de la Baume vient à mon aide quand il le peut.

Promenade avant dîner dans les rues d'Albany, ville confortablement et élégamment construite où l'on sent la capitale du plus riche Etat de l'Amérique. Le siège du gouvernement est un bel édifice dans le style Renaissance et les gens du pays sont très fiers des 50 millions qu'il a coûtés.

L'air est noirci par l'entrecroisement des fils téléphoniques qui, à New York, sont souterrains. Les promenades publiques sont belles avec des pelouses presque aussi bien tondues que celles d'Oxford.

Nous dînons pour un dollar dans un restaurant où la chère est abondante, mais le service véritablement sans gène. La plupart des garçons américains, quand ils daignent s'occuper du client, les traitent beaucoup moins bien que les Européens bien élevés ne traitent leurs inférieurs.

Après dîner nous entrons dans un cinéma où nous entendons de curieuses chansons populaires américaines exécutées par une demoiselle qui chante sans faire un mouvement saisissable autre que celui des lèvres. Le spectacle est intéressant aussi avec des transformations et des effets de féeries obtenus par des trucs bien difficiles à deviner. Il y a des histoires de gnomes et de magie dont la maison Pathé Frères a évidemment choisi le cadre dans la forêt de Fontainebleau. Mais malgré les ventilateurs, la chaleur est telle que nous ne pouvons tenir jusqu'au bout du spectacle. Une excellente boisson glacée préparée sous nos yeux au buffet de la gare nous remet un peu.

L'attente est longue. Enfin vers 11 heures nous prenons place dans un wagon Pullman que l'on doit attacher au train de Clayton. Cette première expérience d'un wagon-lit américain n'est pas désagréable. Le domestique nègre est obligeant. Par bonheur, personne au-dessus de moi ni en face, mais quand il y aura encombrement je prévois de rudes difficultés pour m'habiller et me déshabiller.

 

De Montréal, le 11 août 1910, Pierre Puiseux écrit à sa femme:

Une pluie d'orage qui nous retient à l'hôtel me donne occasion de continuer ma petite histoire, dénuée d'ailleurs de tout intérêt pour les personnes qui ne me portent pas un intérêt particulier. Il y en a heureusement quelques-unes dans ce cas.

 

Mercredi 10 août 1910

 

La nuit se passerait assez tranquillement n'étaient les tamponnements épouvantables que toutes les manoeuvres occasionnent. Les Américains n'attachent pas la moindre importance à ce détail et comme la grande dimension des couchettes est dans le sens de la marche du train, on ne risque pas trop d'être jeté dehors.

A 6 heures du matin, on se lève pour ne pas risquer de manquer le bateau. Il pleut à verse, mais à 7 h, au moment de descendre, les choses vont mieux quoique le ciel soit encore bas et sombre. Le train nous dépose sur le quai du fleuve Saint-Laurent déjà occupé par un bateau d'une autre Compagnie que celle que nous devons prendre et il faut surveiller nos bagages pour éviter qu'on ne les y embarque. Le vrai steamer, le Kingston, arrive bientôt après, guère moins grand que celui de l'Hudson; comme lui, il est à roues et à 4 étages, mais moins agréablement disposé. Les couchettes pour la nuit prennent beaucoup de places, il y en a bien 500, car le bateau fait un trajet de plusieurs jours sur les Grands Lacs. Il y a déjà pas mal de voyageurs encombrés de bagages. Instruits par l'expérience de la veille, nous installons nos chaises pliantes à la plate-forme d'arrière du 3° étage, le vent y est plus tolérable qu'à l'avant et on voit aussi bien.

Clayton est en face d'une partie de ce qu'on appelle les 1000 îles. Sur 60 km environ le St-Laurent est très large, presque sans courant, et il en surgit une quantité d'îles rocheuses de toutes dimensions. Les premiers explorateurs croyaient beaucoup dire en disant mille, mais on en a compté plus de 1700. Les unes affleurent à peine, les autres montent à 20 ou 30 mètres, portent des prairies, des bouquets d'arbres et il y a peu de choses à faire pour les convertir en parcs. Un bon nombre sont occupées par des villas de riches Américains, mais il y en plus encore à la disposition de qui veut les prendre et la jeunesse des environs vient y faire du camping sous des tentes et des baraques improvisées. Cette vie indépendante a, paraît-il, beaucoup de charme quand il ne pleut pas trop. Au passage des steamers ce sont des saluts, des clameurs, des mouchoirs agités, des pavillons hissés. Ces îles offrent beaucoup de jolis tableaux et les combinaisons de promenades en canot de l'une à l'autre sont infinies. Il y a plusieurs grands hôtels dans cette partie du St-Laurent et presque pas de ces établissements industriels qui gâtent l'Hudson. L'eau qui s'est reposée dans les Grands Lacs est aussi beaucoup plus belle, verte et transparente.

A Prescott, petite ville de la côte canadienne, on nous fait passer de notre bateau à roues sur un bateau à hélice, intitulé King of Rapids. Il faut en effet une hélice, une machine très forte et un bon pilote pour passer les rapides qui font l'intérêt de la journée. Tantôt le fleuve s'étale en bassins larges comme le lac de Genève, tantôt il se rétrécit beaucoup, tout en restant plus large que le Rhône et le Rhin, mais alors ce sont des bombements et des creux que l'on croirait à peine possibles et un tumulte de grosses vagues qui se choquent en tous sens, sans direction déterminée. Il y a des tournants où notre grand navire pivote par le seul effort des eaux dans un petit espace et où il faut arrêter la machine pour ne pas se jeter sur l'obstacle en face. Tout le monde pousse des exclamations, se précipite alternativement d'un côté à l'autre en culbutant les chaises pliantes. Par malheur notre pilote, un timide, évite le dernier rapide, le plus émouvant de tous, en se faisant écluser comme un vil chaland de charbon dans un canal latéral. Cela nous retarde beaucoup et le débarquement à Montréal dans un tumulte et un encombrement terribles est loin d'être aussi facile. Tous les dégagements prévus sont insuffisants en face du flot de promeneurs qui circule en ce moment. Nous avons eu la bonne idée, en embarquant sur le King of Rapids, de nous précipiter pour demander à déjeuner, sans cela nous aurions dû faire queue pendant un temps extravagant, comme il est arrivé à bien d'autres.

Nous finissons par trouver un employé du C.P.R. (Canadian Pacific Railway) qui nous embarque dans une voiture avec nos valises et promet de faire partir nos bagages que l'on n'a pas vus encore après une heure. On nous conduit à l'hôtel terminus du C.P.R. Grand luxe, installation luxueuse, cuisine savante, dans un bâtiment considérable qui simule plus ou moins un château-fort. Toute la soirée un orchestre de jeunes filles vêtues de blanc (piano, violons et violoncelles) joue des airs entraînants. C'est surtout joli à regarder. Il se trouve que cette gare, quoiqu'appartenant au C.P.R., n'est pas celle où nous devons partir. Il faudra encore ce soir transporter nos personnes et nos bagages à l'autre bout de la ville. Je vais à cette gare (Windsor Station) dans la soirée pour tâcher d'obtenir l'échange de mon billet Cook. Après des expériences plus ou moins heureuses de tramways et des négociations assez pénibles à divers guichets, je rapporte pour tout résultat une invitation à revenir demain. Il faut croire que le grand manitou indispensable à la confection de mon billet n'est pas là.

Sur les bateaux, dans les gares, dans les hôtels, partout on nous comble de brochures disant monts et merveilles du pays. Mais il faut dire que les bons Américains ont la louange un peu débordante quand il s'agit de leur pays. On nous convie par exemple à aller voir les ruines d'un pont neuf qui serait la merveille de l'art de l'ingénieur s'il avait pu tenir debout. Nous en avons vu deux sur le St-Laurent qui sont réellement remarquables, la pièce centrale longue d'au moins 60 m pivote sur son milieu pour donner passage aux grands steamers. Dommage qu'on ne puisse voir tout cela sans formalités, discussions et paperasseries.

 

Du train, le dimanche 14 août 1910 2

 

J'avais cru jusqu'à présent qu'il serait impraticable d'écrire avec les secousses du train. Il est très fatigant de rester debout quand on est en marche ; les arrêts sont rares et courts et c'est presque une nécessité d'en profiter pour se lever et marcher un peu. Cependant hier j'ai vu des dames courageuses user de l'encrier, unique je crois, de la Compagnie et j'entreprends de faire de même, car ce m'est une privation de ne pas correspondre avec toi d'une façon quelconque. Ne crois pas, à mes pattes de mouches, que je suis affligé d'un tremblement sénile ; mon état général est meilleur qu'à Paris, quoique j'aie interrompu l'aspirine.

 

Jeudi 11 Août

 

Le matin j'écris un peu et après avoir pris le premier déjeuner avec M. de la Baume, je m'embarque seul pour Windsor Station, deuxième gare de la C.P.R. J'y arrive après des expériences de tramway plus ou moins heureuses. La gare, comme celle de Place Viger, simule un château fort massif à l'extérieur. J'y fais de longues attentes devant cinq guichets différents. A la fin, j'obtiens un billet dépliant long au moins de 70 centimètres qui me paraît en règle et avec lequel j'espère avoir moins d'ennuis. Nouvelle et longue attente de trams qui s'obstinent à ne pas passer. Je rentre vers 11 heures à l'hôtel d'où nous repartons, M. de la Baume et moi, à la recherche d'un local pour changer nos plaques. Nous tombons sur un pharmacien photographe très obligeant qui, nous reconnaissant pour Français, met à notre disposition gratis sa cave éclairée d'une lumière rouge, peut-être un peu vive. Nous rentrons à l'hôtel pour le lunch, M. de la Baume trotte comme un lapin sous une chaleur orageuse très lourde qui réduit en moins de rien mes chemises blanches à l'état de pâte. Les cataractes du ciel s'ouvrent comme nous finissons de manger (service lent et cérémonieux), et il n'y a pas à songer à sortir avant 3 h. M. de la Baume, qui craint de n'avoir pas assez vu Montréal, parle de remettre le départ au lendemain. Cela me sourit assez peu, car courir les tramways et les ascenseurs par cette température n'est pas mon exercice préféré.

Enfin, la pluie cesse et nous pouvons faire un tour dans la ville. Montréal est très animé, comme New York, mais les tramways y sévissent beaucoup moins, beaucoup de rues sont larges et plantées d'arbres, les maisons de dimensions raisonnables et souvent précédées, du côté de la rue, d'un jardinet. La plupart ne doivent abriter qu'un ménage et ont quelques petites recherches d'élégance extérieure, rideaux et fleurs aux fenêtres, les gens n'ont pas l'air trop affairés ou obsédés. En somme l'aspect est gai et il me semble que je m'habituerais facilement à vivre là. La rue Sainte-Catherine que nous suivons est toute remplie d'arcs de triomphe et de piédestaux en bois. Ce sont les préparatifs qu'on fait pour recevoir Mgr Vanutelli, légat du pape, attendu prochainement pour le Congrès Eucharistique.

Un funiculaire fort raide rappelant ceux de Caux et de Brogenstoc nous mène au Royal Park qui est l'une des plus belles promenades qu'on puisse voir. C'est un morceau de forêt couvrant un plateau qui domine la ville de 206 mètres. La végétation est luxuriante avec beaux arbres, dessous de fougères et de framboisiers, et la vue est très étendue dans plusieurs directions sur la ville, le cours du St-Laurent et les Monts Adirondocks couverts de forêts. Un tram nous ramène dans la ville que nous traversons dans une autre direction. Les rues commerçantes ont de grands magasins, notamment de fourrures pour lesquelles Montréal est un des principaux centres. Nous visitons aussi Dominio Square, belle promenade où un monument rappelle la participation des Canadiens à la Guerre Sud-Africaine, et la cathédrale Saint-Jacques, reproduction assez réussie de Saint-Pierre de Rome. On y voit des tableaux intéressants représentant les épisodes de l'évangélisation des Indiens par les missionnaires français au XVII° siècle.

Montréal a beaucoup d'autres églises, les unes catholiques, d'autres protestantes, où l'on sent une émulation salutaire de richesse et de bonne tenue.

Nous rentrons à l'hôtel faire nos malles, car M. de la Baume, content de ce qu'il a vu, se décide à partir ce soir avec moi. Nous dînons encore aux sons de l'orchestre. Il y a pas mal à voir dans l'hôtel : aux murs de superbes photographies des Montagnes Rocheuses ; dans une grande vitrine un musée indien, armes, costumes, objets de ménage. J'observe avec compassion la demoiselle du téléphone qui passe sa vie le nez dans une trompe, les oreilles prises dans un casque et souvent en plus pianotant sur une machine à écrire.

Nous avons pris d'avance des suppléments pour wagons Pullman, M. de la Baume jusqu'à Winnipeg, moi jusqu'à Glacier House (quatre nuits de suite) et à peu près 80 frs à payer. Les Américains sont très fiers de ces wagons Pullman qui se transforment en une quadruple rangée de couchettes avec couloir au milieu. On se déshabille dans sa boîte derrière un rideau ; pour moi l'opération dans cet étroit espace est si laborieuse que je suis obligé de la faire en plusieurs fois avec des repos intermédiaires. Quand on n'est pas très agile et qu'on n'a obtenu comme moi qu'une couchette supérieure, il faut pour s'en sortir appeler le domestique nègre avec son échelle. J'ai soin de me concilier ses bonnes grâces par un pourboire préalable. Il m'indique à l'arrière du train le wagon d'observation avec plate-forme d'où la vue est libre. C'est un refuge précieux pour les moments où l'on fait et défait les lits et où il ne reste dans le Pullman qu'un couloir et un cabinet de toilette toujours encombrés.

A l'avant est un wagon-restaurant dont on ne peut guère faire autrement que d'user quoiqu'il soit fort cher. Les arrêts aux stations sont rares et courts et le train part toujours sans avertissement.

Une fois le train en marche nous obtenons avec peine du conducteur, jusque-là toujours débordé, l'indication de nos boîtes. Nous ne tardons guère à nous y insinuer. Nous avons pour voisines quatre religieuses qui ont obtenu sans doute par économie de partager deux par deux la même couchette. Dans ces conditions, on comprend qu'elles s'y attardent peu le matin. On manque surtout de place pour mettre ses habits et il faut des ruses savantes pour ne pas perdre le contenu de ses poches. Jamais on n'ouvre les fenêtres, mais elles sont remplacées en partie par des toiles métalliques à mailles fines qui arrêtent les moustiques et le plus gros de la poussière. Avec cela l'aération est suffisante le jour et même un peu vive la nuit. Les gens qui ne se résignent pas aux courants d'air ne doivent pas voyager dans ce pays. Notre train, tout en gros wagons à bagages montés sur 12 roues chacun a au moins 225 mètres de longueur. C'est un voyage fatigant que d'aller d'un bout à l'autre avec les cahots violents, les obstacles à tourner dans les couloirs étroits, les lourdes portes à ressorts à ouvrir ou à fermer. Chaque wagon est décoré d'un nom de fantaisie. On trouve cela plus facile à retenir que des numéros : le nôtre s'appelle - j'ignore entièrement pourquoi - Flesherton...

 

En chemin de fer, le 14 août 1910.

Toujours roulant à travers les plaines, je t'envoie quelques notes sur mes deux dernières journées:

 

Vendredi 12 août

 

Au matin, je m'extrais de ma boîte où je me suis habillé tant bien que mal et je vais au cabinet de toilette des gentlemen, devançant l'encombrement. J'ai toute latitude aussi pour m'installer sur la plate-forme d'arrière du train. On y est bien pour l'air et pour la vue, quoiqu'à certains moments la fumée et la poussière deviennent gênantes. M. de la Baume vient m'y rejoindre jusqu'au moment où le garçon de restaurant passe en disant : "First call for breakfast", quelque temps après ce sera "last call". Les repas ne peuvent en effet être pris qu'entre certaines heures. Les casquettes de voyage, tolérées ailleurs, doivent y être ôtées.

En général nous cultivons les fauteuils du wagon d'observation à larges fenêtres ou les pliants de la plate-forme. Mais comme ces places sont peu nombreuses, on ne peut pas y apporter sa valise ni y étaler les nombreux documents de M. de la Baume. Aussi nous revenons de temps en temps au wagon Pullman où est notre réserve et où l'on a plus de place dans le jour qu'au wagon d'observation. Celui-ci a une petite bibliothèque formée de journaux illustrés américains et d'ouvrages de géographie et de statistique. Aux stations notables, il passe un vendeur de journaux, mais ces feuilles ne parlent pas plus de la France que du canton de Thurgovic. Les démêlés de l'Espagne et du Saint-Siège paraissent être, hors de l'Amérique, la seule chose dont on s'inquiète.

Dans la nuit nous avons passé Ottawa, capitale politique du Canada, quoique bien moins grande ville que Montréal. Au matin nous sommes à Mattawa, petite ville assez pittoresque sur la rivière Ottawa. Sur cette rivière que nous longeons encore une heure ou deux on voit des bois flottés en quantité. Toute la journée, le caractère du pays reste exactement le même, sol rocheux et bosselé avec une quantité incroyable de lacs, bois de conifères (des pins weymouth je crois) tous petits et tous grillés quand ils sont à proximité de la voie. Le sous-bois est frais et broussailleux avec quantités de fleurs roses (lauriers de St-Antoine), pas de gibier, pas d'oiseaux, pas de routes, pas de cultures, pas de maisons ; de temps en temps seulement un faible essai de défrichement par le feu. C'est un pays qui semble n'avoir d'intérêt que pour les pêcheurs et les chasseurs. C'est seulement près de Winnipeg, à 2000 km de Montréal, que commencent les plaines cultivées. M. de la Baume tient à s'arrêter à Winnipeg pour visiter une des exploitations agricoles où il a des intérêts. Il viendra me rejoindre à Glacier House le plus tôt qu'il pourra et en tout cas avant le 19.

Un seul arrêt un peu notable à North Bay, bifurcation de voies ferrées où je mets mes lettres à la poste. Il y a là un lac plus grand que les autres, de la dimension d'un lac suisse (le lac Nipissing) ; mais les montagnes manquent. Ces nappes d'eau encadrées de petits rochers et de petits arbres ont beaucoup de jolis coins, surtout au coucher du soleil. Mais quand cela dure une journée entière, on se prend à désirer autre chose.

 

Samedi 13 août 1910

 

De bon matin nous passons à Port-Arthur et à Fort-Williams, deux localités sur les bords du Lac Supérieur où viennent s'embarquer les grains des plaines de l'Est. Aussi y voit-on beaucoup de voies, beaucoup de wagons, pas mal des steamers et des élévateurs, magasins à blé gigantesques et parfaitement taillés sans une fenêtre. Le Lac Supérieur a beaucoup d'îles boisées qui limitent la vue. Par endroits cependant, on voit sa nappe tranquille s'étendre jusqu'à l'horizon. Nous recueillons à Fort Williams un certain nombre de voyageurs venus des Etats-Unis par la voie des Grands Lacs.

Le caractère du pays redevient exactement le même que la veille et cela pour toute la journée. Et cependant, nous parcourons presque sans arrêt nos 35 km à l'heure. La nuit on ralentit un peu, ce qui est sage, car la voie est unique et presque sans clôture. De temps à autre, nous attendons un train en sens inverse ou nous le faisons attendre sur une voie d'évitement.

Un des nombreux lacs que nous côtoyons dans l'après-midi, par une chaleur fatigante (le Lake in the Woods), a la prétention d'avoir 10 000 îles. Si cela est vrai, le Saint-Laurent ne peut évidemment que se noyer de désespoir.

La nuit vient sans que le pays ait cessé d'être désert. Mais à Winnipeg où nous arrivons à 9 h 1/2, la gare a tout à fait des airs de grande ville. Il y a foule, notre train est pris d'assaut et mon brave nègre m'informe qu'il ne pourra pas cette nuit, comme il l'avait fait la nuit dernière, m'assurer une couchette d'en bas au lieu d'une couchette d'en haut qui est portée sur mon billet. Un nouveau pourboire le rendra peut-être plus ingénieux.

Je dis adieu, pour peu de temps j'espère, à M. de la Baume et je me livre pour gagner mon repos à la gymnastique quotidienne obligatoire, mais pas gratuite.

 

Glacier House le mardi 16 août 1910

 

Tout vous est servi en Amérique par grosses tranches : après deux jours de bois et de lacs, j'ai eu le 14 une journée entière de plaines parfaitement uniformes, sans arbres, jadis prairies ou savanes, aujourd'hui terres à blé ou terrains d'élevage. Les maisons sont excessivement rares ; par ici par là une rivière qui se traîne paresseusement ou un enclos en fil de fer où errent des chevaux et des boeufs que personne ne surveille. En fait de maisons, ce sont plutôt des baraques ; les plus importantes sont constituées par des wagons à marchandises qui ont fini de rouler. Mais en réalité ce pays est riche : on voit aux gares quantités de machines agricoles et Winnipeg a la prétention d'être le plus grand entrepôt de blé du monde. On voit aussi près des stations de gigantesques magasins à blé dès qu'on a fait un kilomètre ou deux on ne voit plus qu'eux dans l'immensité nue et ils restent visibles comme des phares à des distances surprenantes.

Dans l'après-midi, le terrain commence à devenir ondulé et l'eau, quand par hasard il y en a, arrive à savoir de quel côté couler. En général, les moissons sont faites et le sol reste jaune et nu, avec une herbe rare dont il faut que les bestiaux s'arrangent. Je tâche d'écrire malgré les secousses du train, mais si tu as reçu ce griffonnage tu as dû t'apercevoir que ce n'était pas chose facile.

Après quelques heures de chaleur lourde, le ciel devient noir et un orage violent éclate avec éclairs de tous côtés et coups de tonnerre déchirants qui font sursauter les dames. Le train continue à rouler imperturbable. Le soir nous sommes à Hat, localité importante pour un pays aussi clairsemé. On y voit en tout cas beaucoup de wagons. Je mets à la poste mon essai de lettre.

Les revues canadiennes qui composent la bibliothèque et que nous avons tout le loisir de lire sont lyriques au sujet de l'avenir du pays et de la splendeur de ses montagnes. Mais il y a là-dedans un peu de réclame commerciale ; on en a fait tant que certaines personnes, passant en chemin de fer devant les glaciers des Selkinks, ne veulent pas les croire réels et pensent que ce sont des toiles de décor posées là par la C.P.R.

 

Lundi 15 août 1910

 

Au petit jour, nous passons Barnff qui est l'entrée des Montagnes Rocheuses et du Parc National Canadien (concurrence au Yellowstone Park). Le caractère du paysage a totalement changé. Ce sont des pentes très vertes, les conifères reparaissent (mais toujours petits) ; au-dessus, des montagnes chargées de neige fraîche et perdant leurs cimes dans le brouillard. Mais parfois aussi on voit une coulée de vieille neige ou même une langue de glacier. Dans la journée le temps s'améliore et les montagnes déploient leurs formes qui sont hardies et curieuses. De bonne heure, je m'étais installé sur la plate-forme d'arrière pour essayer de photographier, mais il n'y a en réalité que deux places où l'on puisse le faire sans être gêné par les têtes de ses voisins et les dames américaines ont bientôt fait de vous faire comprendre à coups de coudes ou en s'asseyant sur vous qu'il convient de les leur laisser. C'est comme cela qu'on procède par ici et jamais personne ne se fâche.

La rivière, un beau torrent clair, coule à pleins bords, mais sans violence. Elle n'est pas encombrée de blocs comme il arrive toujours à pareille hauteur dans les Alpes. La vallée monte régulièrement, sans exiger de travaux d'art jusqu'au Great Divide, point de partage des eaux entre l'Océan Glacial et l'Océan Pacifique. La descente vers l'ouest est beaucoup plus rapide : la voie est obligée de serpenter et de s'engager dans des tunnels en hélice comme au Saint-Gothard. Les tunnels sont de construction récente ; ils ont remplacé des rampes où l'on était obligé d'atteler jusqu'à 4 locomotives au même train pour n'avancer qu'avec beaucoup de peine. Une gorge étroite où le chemin de fer dispute la place au torrent rappelle un peu le trajet de la Viège de Zermatt. Mais aucun fleuve dans les pays de montagne que j'ai pu voir n'est aussi large et aussi puissant que le fleuve Columbia que nous devons ensuite longer puis traverser. Il y a quelques élargissements de la vallée qui sont défrichés, mais pas de centre de population notable. Presque tout est occupé cette fois par des forêts de résineux qui prennent de belles proportions et qu'on laisse périr sur pied dès qu'ils ne sont plus près du chemin de fer ou du fleuve. Plus on va vers l'ouest, plus la végétation est abondante par suite de l'humidité croissante. La chaîne de Selkirks que nous allons traverser reçoit jusqu'à 16 mètres de neige par an. Chaque fois qu'il y a une pente un peu rapide à traverser, la voie est abritée des avalanches par une sorte de tunnel en forte charpente.

Nos deux locomotives nous remorquent avec effort jusqu'à la crête des Selkirks (Rogers Pass à peu près 3000 m) où nous trouvons un beau soleil et des vues de glaciers dans deux directions. Les sommets de 3200 m ici sont aussi chargés de neige que les sommets de 4000 m en Suisse. Le paysage est encore plus beau à Glacier House où nous arrivons à 1 heure. Un grand glacier, presque large comme celui de Fée, s'y encadre admirablement dans les sapins. Je descends ici et constate avec satisfaction que mes bagages m'ont suivi. Le conducteur m'a rendu mon billet circulaire qui m'avait été pris contre reçu à Montréal. Je n'étais pas tout à fait rassuré à ce sujet, le conducteur ayant changé deux fois en route.

Mais mes quatre religieuses et mon brave nègre m'ont suivi jusqu'ici et l'on se fait des adieux cordiaux.

Je tâcherai de te donner demain une petite description de Glacier House et de ses abords. Je ne partirai pas sans en avoir vu quelque chose, car la soirée d'hier a été fort belle.

 

Mardi 16 août 1910

 

Comme je te le disais hier, je me suis installé sans difficulté dans cet hôtel du C.P.R. qui est en même temps station et qui comprend en outre plusieurs annexes dans le genre chalet. J'ai un assez long chemin à faire pour prendre mes repas, mais la plus grande partie à l'abri sous des galeries. Du reste, depuis que je suis ici, il est tombé quelques gouttes. Le reste du temps, on a eu des alternatives de nuages et de soleil qui ajoutaient plutôt à la beauté du paysage.

Les trains s'arrêtent ici vers l'heure du lunch dans les deux sens et l'on voit se produire dans la salle à manger une grande affluence, comme au Montenvers ou au Glacier du Rhône. La carte postale que j'envoie à Madeleine pourra donner une idée de la situation. L'hôtel et ses annexes occupent une clairière dans une grande forêt de sapins encadrée par de hautes cimes neigeuses. La voie décrit pour passer ici un grand lacet, presque une boucle, et l'on entend souvent le mugissement des trains qui montent et qui descendent.

Il y a aussi un jardin où jouent des écureuils et des marmottes apprivoisés, un chalet où l'on vend des photos et des curiosités du pays, une tente servant d'écurie pour les chevaux de selle. On a tracé en effet d'assez bons sentiers dans les montagnes environnantes et plusieurs belles excursions peuvent se faire à cheval. J'ai même vu tout à l'heure un alpiniste complètement équipé avec un gros sac, corde et piolet en travers, qui revenait ainsi au trot de son bidet. D'autres restaient à pied, fagotés ni mieux ni moins bien que leurs confrères d'Europe.

Ce pays a décidément la réputation que lui font les Américains. C'est aussi joli que n'importe quelle vallée suisse, mais différent. Dans aucune partie des Alpes, je n'ai vu de sous-bois aussi frais et aussi luxuriants avec une abondance de plantes à larges feuilles luisantes et découpées, qui rappellent les tropiques, quoique nous en soyons encore loin. Dans les environs de l'hôtel, on peut manger en abondance un cassis, sauvage bien sûr, et agréable au goût. Les glaciers sont nombreux, nichés partout, bien blancs et remarquablement exempts de pierres et de moraines. La sécheresse ne paraît pas avoir sévi du tout ici. Les torrents sont clairs et abondants ; ce qui manquerait plutôt, ce sont les grands pics, les plus hauts sommets n'étant guère que des dentelures peu marquées à l'origine des glaciers ; mais des vallées on n'en aperçoit peu car, entre les glaciers, s'avancent des promontoires escarpés, moins hauts en réalité, mais faisant très bonne figure. Il est facile de trouver ici des grimpades casse-cou si on le désire.

Arrivé ici, je commence par luncher ; j'observe les types variés des Américains de l'est et de l'ouest, ceux-ci plus animés, plus sociables et se rapprochant de nos méridionaux. Mais toujours infiniment peu de mentons barbus, je finis par me faire l'effet d'un phénomène.

Je m'installe un peu dans ma chambre complétée par un grand cabinet noir à porte-manteaux. Je déballe mes effets pour me rendre compte de mes ressources, je prépare un paquet de linge à blanchir, ce qui devient nécessaire, car je n'ai pu encore trouver une combinaison de boutons pour utiliser les chemises sans col (j'y ai réussi, je crois, aujourd'hui). Je m'adresse pour cet objet à la dame du bureau qui me renvoie à la femme de chambre qui me dit de laisser simplement mon paquet sur ma malle. Ce sont les Chinois qui font ici cette besogne inférieure et un gentleman de mon importance ne peut déroger jusqu'à traiter avec eux. Je joins une note pour le mystérieux Chinois qui se chargera aussi de cirer mes souliers. Ma note est en anglais naturellement, je n'ai plus l'occasion de placer ou d'entendre un mot de français depuis que M. de la Baume m'a quitté.

En amont de l'hôtel se réunissent deux torrents venant, celui de gauche du glacier d'lllcillevaet (ce doit être un nom indien, on l'appelle plus généralement Grand Glacier), l'autre du glacier d'Ashulka qui est plus éloigné et pas visible de l'hôtel. Je prends cette dernière direction qui promet plus d'imprévu. Cette vallée est en effet variée et charmante avec un bon sentier toujours dans le bois à proximité du torrent, avec des clairières et des échappées sur les montagnes neigeuses. J'use ma douzième plaque avant d'être au fond de la vallée et là je constate que ce fond est encore très beau et mériterait d'être enregistré. Peut-être reviendrai-je là avec M. de la Baume.

A peu de distance de l'hôtel, une dame solitaire à qui l'on a conté sans doute des histoires de bandits et de serpents vient se mettre sous ma protection et demande à m'accompagner. Mais nous rencontrons à plusieurs reprises des groupes de promeneurs ; voyant cela elle se rassure et reprend son indépendance.

Le soir je fais pour la première fois un chargement et déchargement de plaques dans l'obscurité complète. J'y arrive avec bien de la peine et encore il faut se résoudre à perdre la dernière plaque qui s'est placée de travers dans le magasin et que je ne puis sortir sans l'exposer à la lumière. Je suis si fatigué de ces nombreux essais qu'il ne me reste plus qu'à me coucher.

J'ai trouvé ici un logement très confortable. L'hôtel se compose de trois longs bâtiments à la suite l'un de l'autre, mais à des niveaux différents. Tous trois sont dans le genre chalet avec galeries extérieures et abondance de rocking-chairs et de bow-windows. Partout on a la vue de la forêt ou des glaciers. Il y a une tour avec un escalier en spirale du haut de laquelle le coup d'oeil est plus complet.

La salle à manger est à l'extrémité près de la voie. Le service y est américain, c'est-à-dire par petites tables. On fait son choix sur une longue liste et le garçon vous apporte à la fois une collection de petits plats dans lesquels vous vous débrouillez. Je tâche de faire comme tout le monde, mais il y a des choses auxquelles je me mettrais difficilement, comme de ronger à même, en place de pain, dans un épi de maïs blanchi. Les gens les plus sélects le font, mais il y a sans doute des nuances à saisir.

 

Mardi 16 août 1910

 

Le matin je vais au glacier d'lllecillevaët qu'il est plus simple d'appeler Grand Glacier comme le fait à peu près tout le monde je crois. Il est très large, très blanc, très crevassé et sa ligne blanche supérieure se détache admirablement sur le ciel bleu. Il fait irrésistiblement sortir de leurs étuis tous les appareils photographiques au moment de l'arrivée des trains. On ne voit pas les pics qui le dominent et on monterait plus haut que l'on ne verrait guère plus. C'est l'écoulement d'une énorme calotte de névé qui s'écoule ainsi de deux autres directions par des glaciers tout aussi considérables, mais moins accessibles du chemin de fer. Celui-ci n'est qu'à une heure de Glacier House. La moitié du chemin se fait dans la forêt ; je crois décidément que les conifères si hauts et si droits sont des séquoias. Il y a un écriteau pour recommander des précautions contre les incendies, un autre pour avertir qu'un enchevêtrement de troncs énormes qu'on voit abattus a été causé par le vent d'une avalanche, un troisième pour indiquer la limite qu'atteignait la glace en 1887. Elle a reculé d'une centaine de mètres depuis. La dernière partie se fait sur d'anciennes moraines abandonnées, mais le sentier est très bien tracé et praticable pour les chevaux jusqu'à la glace. J'y retrouve ma dame solitaire d'hier. La pente du glacier est trop forte pour la promenade ; en remontant un peu sur les pierres le long de la rive droite je trouve une brisure qui permet de prendre facilement pied sur la glace, mais pas d'aller plus loin sans crampon ni piolet. Cela fournit aussi des premiers plans pour la photographie des pics voisins. En revenant je me détourne pour explorer un autre sentier désigné lui aussi par un écriteau, mais qualifié de sentier de piétons. Effectivement, il monte par lacets très raides dans une forêt épaisse. A près quelque temps, ne voyant pas la forêt s'éclaircir, j'abandonne cet exercice chaud et fatigant. Avec plus de persévérance, on arriverait sur l'arête entre le Grand Glacier et celui de l'Ashulka et l'on jouirait certainement d'une vue superbe.

Après le lunch, à 1 h 35 je repars à pas tranquilles dans la direction opposée (pentes regardant le nord). Le chemin est bon, mais raide à travers une forêt encore plus belle que toutes celles que j'ai déjà vues. Quantité incroyable d'énormes troncs fracassés, couchés, envahis par les framboisiers. C'est surtout pittoresque quand ils forment des ponts au-dessus des ravins. On ne trouverait pas, je crois, dans toute la France une forêt aussi plantureuse ni aussi complètement livrée à elle-même. Après une heure de montée, on arrive à un promontoire qui domine un confluent de vallées. Il y a là côte à côte un belvédère avec des bancs disposés et un petit lac où se reflètent admirablement les arbres géants et les cimes neigeuses.

 

Mercredi 17 août 1910

 

J'espère voir arriver aujourd'hui M. de la Baume. C'est fatigant, même dans un pays qui a tout ce qu'il faut pour me séduire, de n'avoir personne avec qui échanger des impressions. Les conversations avec Américains finissent toujours trop vite, car ils n'ont pas la patience d'insister quand ils voient que je ne les comprends pas. Comme les descentes raides me tirent sur les genoux au point que je crains d'y casser le fidèle parapluie qui me tient lieu d'alpenstock, je prends un chemin de vallée dans la direction où les eaux s'écoulent vers l'Océan Pacifique. Le sentier est bon quoiqu'un peu marécageux. Il abrège naturellement sur les lacets et les boucles de chemin de fer. On traverse de très belles forêts avec abondance de framboises et de cassis sauvages dont on peut se régaler. Dans les éclaircies, les arbres, le torrent, les montagnes neigeuses forment des tableaux achevés et il faut de la sagesse pour ne pas user les plaques trop vite. Je vais ainsi à 7 kilomètres environ de Glacier House jusqu'à un pont de chemin de fer et je reviens à petits pas par la chaleur. On entend parfois des sifflements stridents dont je cherche en vain les auteurs, marmottes ou merles. On pourrait aussi supposer que ce sont des brigands qui s'appellent. Les détrousseurs auraient, ce me semble, beau jeu dans un pays où l'on ne voit jamais de gendarmes et où les visiteurs, très loin des grandes villes, ont le portefeuille généralement bien garni.

Rentré à l'hôtel à midi, je trouve une dépêche de M. de la Baume qui m'informe qu'il n'arrive plus que le lendemain matin à 4 h. Je retiens une chambre pour lui comme il me le demande. D'après cela, il semble bien certain qu'il ne se souciera pas d'entreprendre une vraie ascension. Cela vaut mieux ainsi, car une petite marche de 8 h me mène déjà presque au bout de mes forces.

 

Glacier House, le jeudi 18 août 1910

 

Je commence aujourd'hui mon bulletin plus tôt, étant retenu au logis par une matinée superbe dans l'obligation d'attendre M. de la Baume.

Hier, 17 août, après le lunch, je suis reparti pour la vallée d'Ashulka où j'étais allé le premier jour d'où j'étais revenu avec un regret ayant usé toutes mes plaques avant d'être arrivé au fond qui est très beau. Je suis en effet allé un peu plus loin (2 h à peu près de l'hôtel) et j'ai trouvé, en plus des merveilleux paysages du premier jour, un tableau curieux : un amoncellement de troncs d'arbres précipités dans le lit du torrent, pêle-mêle avec des blocs de neige. On a pratiqué au travers un passage pour les chevaux, car cette promenade est très fréquentée et les cavalcades animent souvent le paysage. Le guide lui-même est à cheval avec un costume romantique de cow-boy mexicain et excite les montures de la voix. Tout le temps il saute de sa bête ou y remonte avec une agilité surprenante pour aller rendre de petits services aux dames.

Les pins qui étaient éblouissants de neige fraîche à mon arrivée sont devenus noirs par ces deux jours de chaleur, mais les glaciers se défendent bien. Il y en a deux qui viennent se réunir au fond de la vallée d'Ashulka et qui étalent de belles cascades de séracs. L'accès en est très facile, on passe des gazons à la neige presque sans pierres. Ce pays est idéal pour ceux qui veulent voir de !a grande montagne sans se donner de peine. Je suis de ceux-là, un peu par force. J'ai reculé jusqu'ici devant la difficulté de mettre mes souliers de montagne et je doute même que je puisse en venir à bout. Il me semble du reste que les plus beaux paysages de ces montagnes doivent être à mi-côte et que les hauteurs auraient à souffrir de la comparaison avec les pics suisses. Je ne serai cependant pas venu sans avoir mis le pied et sur la glace et sur la neige.

Il y a sur la porte de mon annexe un plan en relief bien fait, sur lequel je trouve les noms des points intéressants. Le soir après le coucher du soleil le Mont Sir Donald se colore en rouge puis en violet. Le tableau affiché à la station indique tous les trains comme ayant des retards de deux à trois heures. D'après cela, je suppose que M. de la Baume n'arrivera pas avant 4 h. Je me lève effectivement vers 4 h pour le recevoir au débarcadère, mais je ne vois arriver qu'un train de marchandises et après une assez longue attente rien autre chose. Vers 8 h on me confirme cependant au bureau de l'hôtel que M. de la Baume est arrivé et à 8 h 1/2 je le trouve dans sa chambre en train de se raser. On l'a persuadé à Winnipeg qu'il était indispensable de s'arrêter à Banff, mais il n'a pas été émerveillé du site et trouve Glacier House bien supérieur.

A 9 h 1/2 nous partons en promenade par un sentier que je n'ai pas encore pris. Il grimpe en lacets dans une belle forêt jusqu'à un kiosque que l'on voit de l'hôtel à 400 m au-dessus et qui est à la tête d'une série de cascades. Jolie vue, mais la montée est chaude et la descente aussi, un chien setter nous accompagne bénévolement et tombe en arrêt devant tous les arbres où il flaire des écureuils. Nous réussissons à en voir un ou deux.

 

A bord de la Princesse Charlotte, samedi 20 août 1910

Je profite pour t'écrire d'une traversée entre Vancouver et Victoria sur l'Océan Pacifique. La trépidation du bateau est pour cela un peu gênante, mais moins que les secousses du train. L'Océan Pacifique mérite son nom et ne nous ballotte pas du tout. Il est vrai que nous naviguons entre les îles, mais toute terre est perdue de vue à cause de la brume. C'est dommage, car par un temps clair nous devrions avoir un bel entourage de montagnes.

Reprenons maintenant un peu plus haut pour que tu aies l'emploi complet de mon temps:

 

Jeudi 18 août 1910

 

La promenade du matin dans des chemins raides (aux cascades et à la base de Laglès Peak) nous a un peu cassé les jambes et la chaleur est très forte au milieu du jour. Aussi je renonce à mener M. de la Baume à MarionsLake où la montée est raide aussi. Les autres sentiers désignés par les écriteaux et que je n'ai reconnus que jusqu'à une faible distance présentent le même inconvénient. Restent The Loop et Asulkand Valley que j'ai déjà vus, mais que j'aurai plaisir à montrer à M. de la Baume, plus ingambe que moi et prêt à tout ce que l'on veut. C'est Asulkand qui l'emporte car on n'est pas sûr du temps pour demain et il faut au moins avoir touché un glacier. Nous partons un peu après 2 heures. M. de la Baume admire beaucoup comme moi le confluent des torrents, l'épaisse forêt avec ses arbres géants qui se délabrent sur pied, les éclaircies où des pics aigus, dressés bien haut dans le ciel, s'encadrent dans les feuillages. Après une assez forte montée, la vallée s'élargit et l'on voit de tous côtés des cascades qui descendent des glaciers. Mais il n'y a pas de pâturages là où l'on s'attendrait à en trouver dans les Alpes. Les broussailles règnent partout jusqu'aux éboulis et aux neiges. Le temps est superbe, un peu trop chaud seulement et les arêtes blanches se détachent très délicatement sur le ciel d'un bleu pâle. Un sentier toujours bien tracé, mais rude vers les deux glaciers, comme la Gletscheralp de Fée. Mais les arbres sont ici encore abondants et vigoureux comme on ne les voit plus en Suisse si près de la limite des neiges. On a déjà utilisé la place pour camper comme le montre une halte construite en troncs d'arbres. Nous allons toucher la glace, mais sans nous y embarquer n'étant pas équipés pour cela. Il faudrait d'ailleurs monter bien plus pour voir quelque chose de vraiment nouveau. Il y a au-dessus une rangée de séracs qui sont d'un joli effet, sans valoir ceux du Mont Blanc ou de la Jungfrau.

Pendant la halte que nous nous accordons, nous entendons à plusieurs reprises siffler des marmottes au grand étonnement de M. de la Baume pour qui cette musique est nouvelle. En descendant, nous voyons un de ces animaux perché sur un rocher il se laisse approcher sans montrer aucune frayeur jusqu'à 5 mètres de distance et évolue même avec une sorte de coquetterie. Nous aurions pu parfaitement le photographier si nous n'avions pas déjà usé nos plaques. M. de la Baume essaie même d'aller caresser l'animal, mais cette fois il saute et disparaît dans un trou. Les marmottes ici sont grises mouchetées de noir et pas brunes comme dans les Alpes. Elles ont une queue assez longue et fournie presque comme des écureuils. Le soir, le Mont Sir Donald prend de belles colorations roses et violettes. Nous voyons rentrer plusieurs alpinistes avec leurs guides suisses.

 

Vendredi 19 août 1910

 

Temps très beau, mais brumeux dès le matin. J'ai de fortes courbatures des sept heures de marche de la veille. Nous donnons la préférence à la promenade de Loop, boucle du chemin de fer qui se replie curieusement sur lui-même pour racheter le pente dans la vallée de l'lllcillevaët River. Beau trajet de forêt, avec échappées sur les torrents et les pics mais ceux-ci sont moins beaux que l'autre jour à cause de la brume. Un beau chien setter qui nous a déjà accompagnés à la promenade des cascades s'attache de nouveau à notre fortune, nous témoigne beaucoup d'amitié et nous signale toutes les pièces de gibier près desquelles nous passons. Mais sauf deux ou trois écureuils ou petits oiseaux, nous ne voyons rien et le brave setter doit avoir une pauvre idée de nos talents de chasseurs. Retour un peu pénible à cause de la grande chaleur. Que trouverons-nous donc en descendant d'une quinzaine de degrés vers l'équateur?

Le moment est venu de quitter Glacier House. On déjeune, on règle, et on monte dans le Pullman assez encombré qui nous emmène bientôt à toute vapeur à travers les gorges boisées. L'une d'elle (Albert Canyon) a été trouvée assez remarquable pour motiver un arrêt du train et l'établissement d'un belvédère, mais on ne s'y arrêterait pas. Jusqu'au soir, nous roulons presque sans arrêt à travers une contrée presque toujours déserte, couverte de grandes forêts, mais celles-ci sont terriblement ravagées par les incendies et les avalanches, et les plus beaux arbres ne sont que des ruines. Il en reste cependant assez pour former de grands amoncellements dans les torrents et sur les lacs. C'est presque la seule industrie du pays, peu de colons osent affronter le gros travail du défrichement.

Cette lettre est sans doute la dernière que je t'écris du territoire anglais. Nous rentrons ce soir dans les Etats-Unis.

 

 

Seattle, le jeudi 25 août 1910

Je vois avec satisfaction se rapprocher San Francisco où je compte trouver de vos nouvelles. Ce n'est plus qu'une affaire de trente-sept heures de chemin de fer, une misère dans ce pays-ci.

 

Samedi 20 août

 

La nuit a apporté un peu de fraîcheur après la chaude journée d'hier, il semble qu'on sente déjà l'approche de la mer. Je m'extrais à demi habillé de ma cage roulante et après ablutions au cabinet de toilette commun où je devance généralement les concurrents, je vais m'installer sur la plate-forme d'arrière. Le caractère du pays est toujours le même. On longe le fleuve Fraser qui de temps en temps s'élargit en lacs. Toujours ils sont encaissés entre de hautes montagnes boisées, avec une végétation abondante comme celle des lacs italiens, plus variée même, ce qui indique un climat doux et plutôt humide. Mais les villages et les hôtels manquent. Il y a bien des espaces nettoyés par le feu où de grands troncs noircis se dressent seuls au-dessus des broussailles, mais les colons reculent devant l'énorme travail du nivellement et de l'extraction des poutres et des racines. Il n'y a d'animation qu'aux grandes scieries situées à la sortie des lacs. Quand on approche de la mer, le fleuve toujours plus large porte des trains de bois gigantesques. Il y a aussi quelques petites plaines où sont installés des parcs d'élevage et des vergers.

A huit heures du matin, nous sommes à Vancouver, ville de plus de 100 000 habitants qui doit surtout son importance à son port et à l'expédition des bois. Elle est, comme toutes les villes américaines, riche en hautes bâtisses carrées, en lignes de tramways tapageurs, en réclames voyantes. Nous faisons un tour dans la ville sans y découvrir rien de bien intéressant. Le temps est trop brumeux pour laisser apprécier le cadre des montagnes. Le train s'est arrêté tout près du paquebot Princess Charlotte qui doit nous emmener. La reconnaissance et le transfert des bagages se font assez facilement, mais l'inspecteur américain suscite, je ne sais pourquoi, mille difficultés à M. de la Baume et lui fait subir un interrogatoire minutieux avant de l'autoriser à repasser sur le sol des Etats-Unis.

La Princess Charlotte est un beau navire à hélice, du genre de celui qui nous a promenés sur le Saint-Laurent. Les aménagements en sont très bien, mais insuffisants pour le nombre énorme des passagers qu'il embarque. Comme sur l'Hudson et le Saint-Laurent nous essayons d'une installation sur le pont, mais nous ne pouvons tenir longtemps à cause de la violence du vent. En redescendant, nous trouvons naturellement prises les meilleures places, celles de la rotonde vitrée de l'avant. Il faut s'installer dans le fumoir qui est à l'arrière dans les salons de l'étage inférieur où l'on n'a pas de vue, ou se promener. Mais on se fatigue vite à être toujours sur ses jambes ; de plus, il faut faire queue partout et longtemps, pour consigner sa valise, pour obtenir des billets de restaurant, pour présenter ses billets à la porte du dit restaurant et attendre qu'il s'y fasse de la place, pour retirer sa valise, pour débarquer sur une passerelle étroite qui doit livrer passage à mille personnes au moins, presque toutes chargées de paquets. Il est vraiment curieux que cela se passe sans bousculades ni réclamations avec personne ou à peu près pour maintenir l'ordre. Tout cela nous fait perdre pas mal de la navigation qui est jolie et intéressante. On commence par longer le Stanley Park, promenade publique de Vancouver réputée pour ses beaux arbres. On circule ensuite dans un archipel d'îles boisées qui ne laissent parfois que des passages étroits et doivent demander beaucoup d'attention au pilote. Toutes ces îles brisent absolument le flot du Pacifique et le bateau n'est pas du tout ballotté. Cependant, à certains moments, la terre est à peu près perdue de vue ; il est vrai que la brume y aide et nous dérobe l'entourage des hautes montagnes que nous devrions avoir.

Vers 2 h 1/2 nous sommes à Victoria, ville d'une centaine de mille habitants et capitale de la Colombie Anglaise. Le coup d'oeil du port est animé, éclairé d'un beau soleil et l'on voit de beaux édifices publics dont le siège du gouvernement. Comme le bateau ne repart qu'à 5 h, nous avons le temps de faire un tour en ville. Nous nous arrêtons surtout au Hill Park, colline boisée arrangée en promenade et qui a des points de vue variés sur les détroits semés de nombreuses îles, entre l'île de Vancouver et la côte américaine. On y voit des arbres d'une taille tout à fait extraordinaire et nous y usons assez vite notre provision de plaques photographiques. Des balançoires sont à la disposition du public ; sur l'une d'elles, une jeune fille se balance tout en surveillant deux bébés confiés à sa garde dans une petite voiture. Quand nous passons, les bébés s'agitent, rient de tout leur coeur et nous font des démonstrations à tour de bras. C'est peut-être l'indice de sentiments francophiles ! Nous n'avions pas encore reçu tant de marques de sympathie depuis New York. Cependant, nous avons trouvé sur le bateau un compatriote : Mr Hohmann qui fait le tour du monde en automobile dans un but de réclame pour la Maison Werner.

Nous revenons au bateau avec une bonne demi-heure d'avance. Mais peu s'en faut que nous ne le manquions du fait d'un nouvel inspecteur de police qui dévisage les gens sur la passerelle et arrête tous ceux qui ne se déclarent pas citoyens des Etats-Unis. Il faut, après avoir fait queue longtemps, retourner à un autre bureau où l'on nous interroge minutieusement. Cette fois encore je me tire des questions de l'inspecteur mieux que M. de la Baume.

Nouvelle navigation à travers des îles boisées et nouvelles cérémonies pour obtenir de dîner comme pour obtenir de déjeuner. La nuit se fait et nous voyons au passage un incendie de forêt avec une grande colonne de fumée rouge qui monte dans le ciel. Des incendies du même genre, mais beaucoup plus dangereux, sévissent en ce moment sur la terre ferme dans plusieurs Etats de l'ouest américain. Il y a des villes qui ont dû être abandonnées par leurs habitants.

A 9 h 1/2 nous accostons à Seattle, mais il est plus de 11 heures quand nous sommes arrivés à débarquer nos personnes, à retrouver nos bagages et à les faire estampiller par la douane américaine. La visite est très minutieuse, les préposés ont surtout horreur des boîtes et des paquets qui ne laissent pas voir leur contenu. Il faut ouvrir tous les cartons et éventrer tous les papiers. Pendant ce temps les omnibus d'hôtels sont partis. Nous trouvons avec peine une voiture qui nous mène au Grand Hôtel Rainier dont le hall somptueux ne présage rien de bon pour notre bourse. Je suis pour ma part exténué d'être resté si longtemps sur mes jambes.

 

San Francisco, le mercredi 24 août 1910

Je trouve la poste pas encore ouverte, à 7 h 1/2. En attendant, je reprends mon petit journal où je l'ai laissé.

 

Dimanche 21 août

 

Seattle est une ville énorme, poussée en dix ans, peuplée de 350 000 habitants, avec des magasins luxueux, profusion de lumière électrique et des réclames changeantes qui vous aveuglent. Mais tout à côté, s'étendent des terrains vagues et des fondrières avec des rues tracées qui attendent les maisons et par-ci par-là un grand édifice solitaire. La situation de la ville est belle. entre la mer, animée de nombreux steamers et un grand lac d'eau douce avec un cadre de montagnes, mais nous n'avons toujours pas trouvé la vue, limitée du côté de la mer par d'énormes constructions en planches et du côté de la terre par une forte brume.

Le matin nous allons à la découverte dans la ville où la population est assez mêlée de noirs et de jaunes. Nous reconnaissons l'emplacement de la cathédrale catholique et nous faisons une course de quelques kilomètres dans un tram qui porte l'inscription Washington Park. Il y a dans cette direction pas mal de petites maisons avec jardin d'aspect agréable et des commerçants courageux établis dans de vrais déserts où des chevaux et des boeufs errent en liberté. Le parc n'est qu'un bois pas aménagé et extrêmement poussiéreux. It semble que la sécheresse règne depuis longtemps dans ce pays.

A la grand'messe (11 h) à la cathédrale, belle et grande église neuve, nombreuse assistance, excellente musique, notamment une voix de soprano qui remplirait l'Opéra ou le Trocadéro. On célèbre la fête de l'Assomption. Le sermon du prédicateur a surtout pour but de recommander un nouveau journal imprimé sur excellent papier.

(Décidément, pas de lettres de vous, je suis très déçu).

Après avoir déjeuné à l'hôtel nous repartons pour découvrir le chemin de fer et les bureaux des bateaux pour l'Alaska, ceci dans le but d'arriver à rejoindre M. Hamy, s'il se peut, avant le terme du voyage. Mais s'il est déjà difficile en temps ordinaire de tirer un renseignement d'un Américain, c'est le dimanche presque une impossibilité. Nous finissons par savoir qu'un bateau arrive de l'Alaska la nuit prochaine, mais nous n'arrivons pas à connaître l'heure ni à voir la liste des passagers.

Le soir nous dînons dans un restaurant où le service est fait par des Japonais. C'est plus économique qu'à l'hôtel et, à mon avis, très suffisant. Quand on demande un plat de viande ou de poisson, il vous arrive entouré d'un tas de soucoupes de légumes et vous n'avez pas besoin de demander autre chose. Dans les dining-cars des trains le plat de viande vient tout seul, mais il est d'une taille à décourager des appétits bien plus robustes que le mien. L'autre jour je me suis commandé, par erreur il est vrai, un tenderton-steak (sorte de bifsteak) qui valait à lui seul 4 f. 50, et j'aurais pu aussi bien, n'y voyant pas très clair, me commander le "sirloin" voisin qui coûtait 2 dollars (plus de 10 francs). Mais je n'ai pas fait l'expérience.

Après dîner nous allons successivement dans deux cinématographes dont un à musique. On y voit des exploits étonnants de cow-boys domptant des chevaux et des taureaux, des scènes de la vie des Peaux-Rouges avec une poursuite acharnée de pirogues sur une rivière torrentueuse (c'est très joli) et des scènes de la vie américaine. Il y en a une autre où l'on s'amuse à nos dépens. Un jeune Américain, éconduit dans la famille d'une jeune fille dont il sollicite la main, s'y représente avec de fausses moustaches et une fausse barbiche en se faisant passer pour un comte français et fait la joie du public par son outrecuidance, ses courbettes, sa manie de vouloir embrasser les gens.

 

Lundi 22 août 1910

 

Le lendemain matin nous transportons nos personnes et nos bagages au chemin de fer. C'est toujours ennuyeux et compliqué parce qu'il n'y a dans ce pays ni fiacres ni omnibus d'hôtels et que ceux-ci, quand ils existent, ne prennent pas les bagages. Il faut s'adresser à des Compagnies de transport spéciales qui exigent que les bagages leur soient livrés longtemps d'avance et ne nous les délivrent jamais que le lendemain de l'arrivée. De la sorte, à moins d'avoir de vrais séjours, on ne les a jamais à sa disposition.

Pendant 37 heures nous roulons dans la direction du Sud, passant de la latitude de Paris à elle de Palerme. Naturellement le caractère du pays se modifie, d'abord vert, tout en forêts et en rivières avec quelques parcs d'élevage et quelques vergers ; à la fin, singulièrement jaune et aride avec d'immenses champs moissonnés où pas un brin d'herbe n'a pu repousser à cause de la sécheresse. Nous avons traversé une troisième fois le grand fleuve Columbia, fait un nouvel arrêt de 2 heures à Portland, capitale de l'Oregon. La ville où nous avons fait un tour ne nous a montré que d'immenses scieries. Le Pullman-Car où nous prenons place à partir de Portland est le mieux installé que nous ayons encore vu : il a des ventilateurs toujours en mouvement et que la chaleur du lendemain rendra très utiles. M. de la Baume, qui promène avec lui un thermomètre de précision, constatera 33°. Je ne puis obtenir qu'une couchette supérieure, ce qui m'impose une gymnastique pénible. Mais avec le temps j'apprends à tourner les difficultés.

Au jour, nous sommes engagés dans des montagnes pittoresques, couvertes de forêts où il y a beaucoup de très beaux arbres. Les résineux sont bien plus variés qu'en Colombie et s'étalent plus largement n'ayant plus autant à redouter le poids de la neige. Il s'y mêle des feuillus très beaux également avec toutes les teintes jaunes de l'automne, mais plus on va, plus les sous-bois sont grillés et sans feuilles. Les arbres seuls se défendent. Pendant quelque temps, nous voyons émerger comme un fantôme le mont Shasta, volcan de 4400 mètres de haut, mais c'est à peine si les couleurs de neige se distinguent à travers la brume. Plus loin sont les Shasta Springs, sources minérales ferrugineuses et acidulées qu'un arrêt du train donne aux voyageurs le temps de goûter. On descend ensuite la vallée du Rio Sacramento qui coule dans une gorge étroite entre des rochers arides de toutes les couleurs. Le train la traverse, dit-on, dix-huit fois. Enfin, l'on débouche dans la plaine cultivée, semée d'abord de grands vieux arbres, des chênes verts surtout, mais on ne voit pas les jeunes qui les remplaceront. Plus on va, plus la chaleur augmente et la plaine moissonnée devient nue à rendre des points à la Beauce. Il paraît cependant qu'un peu plus bas, dans la vallée où l'on peut irriguer, les fruits sont abondants et, de fait, les gamins du pays vendent aux stations des poires et des pêches énormes. Notre train s'arrête, la nuit venue, au bord de la mer et il faut courir au milieu d'une bousculade d'au moins mille personnes en traînant nos valises trop lourdes, pour prendre place sur un grand bateau à vapeur qui nous fait traverser La Baie de San Francisco. Autrefois c'était le train lui-même qu'on embarquait et je regrette cette coutume.

Sitôt en marche, la chaleur fait place à une température très fraîche et l'on peut à peine rester sur le pont. L'effet des mille lumières de la ville est joli à l'arrivée. Au débarcadère nous trouvons un agent du Palace Hôtel où M. de la Baume s'est fait adresser ses lettres. Il est encore plus vaste et plus luxueux que ceux de Montréal et de Seattle. J'occupe le n° 6010 avec des commodités sans nombre que, pour la plupart, j'apprécie peu.

Je tâcherai de trouver une occasion de te raconter ma journée du 24 à San Francisco.

 

Observatoire Lick, le jeudi 25 août 1910

A mon grand regret, j'ai dû quitter San Francisco sans nouvelles de vous. Dans les deux tentatives que j'ai faites, j'ai obtenu de l'employé qu'il cherche à peu près 15 secondes dans son casier et je n'ai pu en tirer rien autre chose. Peut-être le P qui commence le nom n'était-il pas formé à la mode américaine ? J'ai laissé une note demandant que ce qui arriverait pour moi soit renvoyé à Pasadena.

 

Mercredi 24 août 1910

 

Le matin, tentative infructueuse à la poste qui est à bonne distance de l'hôtel. Je reviens prendre M. de la Baume.

Après avoir erré un peu au milieu des tramways qui se croisent en tous sens avec bruit et sans pouvoir obtenir d'indications des conducteurs, nous finissons par trouver le bon tram qui nous mène à la plage de Cliff House, en dehors de la baie, avec vue libre sur l'Océan Pacifique. C'est un trajet d'une dizaine de kilomètres. On traverse d'abord des quartiers affairés avec beaux magasins, puis de quartiers plus vides où se voient encore quelques ruines du tremblement de terre de 1906, puis des avenues en projet, bordées de terrains vagues et de pelouses parfaitement jaunes. A la fin, on côtoie pendant 2 km une falaise terreuse se terminant en bas par de beaux rochers battus par les vagues. Cliff House est un grand établissement de bains de mer avec bars, divertissements, bazars de coquillages et de photos, etc.

Pour 0 f, 50 on a accès sur une terrasse d'où l'on voit, sur un rocher de 200 m à peu près au large, des lions de mer habitués à vivre là et qu'on ne dérange jamais. Ce sont des phoques énormes. Nous en avons vu trois qui m'ont bien paru avoir 5 mètres de long. L'un d'eux s'agite et aboie à la vue des visiteurs comme s'il y était dressé. Près de là est le Sutro Park, jolie propriété ouverte au public, avec de beaux massifs de fleurs et quantité d'arbres exotiques et de palmiers. Il ne gèle jamais à San Francisco et la grande chaleur y est rare. Les arbres de tous pays y prospèrent très bien. San Francisco a d'autres promenades plus vastes, mais celle-ci est la mieux située sur la mer.

Après déjeuner, nous allons reprendre le grand bateau à vapeur de la veille qui nous a fait traverser la baie et nous allons en chemin de fer jusqu'à Berkeley où se trouve l'Université de Californie. L'établissement comprend des bâtiments nombreux disséminés dans un grand parc avec des arbres séculaires. Plusieurs de ces bâtiments, quoique beaux et presque neufs, ont déjà cessé de plaire et on les jette bas pour les reconstruire. Le Professeur Leuschner (Professeur d'astronomie que M. de la Baume connaît déjà) nous reçoit très bien, nous offre le thé et nous fait visiter tout en grand détail. Les étudiants sont rentrés depuis hier et le spectacle de leurs allées et venues est animé et intéressant. Le Président de l'Université et le professeur de mathématiques viennent prendre avec nous le thé qui est servi par un jeune Chinois. On cause agréablement, toujours en anglais. Ces messieurs se rappellent bien avoir vu MM. Picard, Gard, Poincaré et les distractions de ce dernier semblent être demeurées légendaires chez eux.

M. Leuschner voudrait nous retenir à dîner. Nous nous excusons, il y a en rade un navire de guerre français, le Montcalm , dont M. de la Baume connaît le commandant et qu'il désire aller voir. Comme il est certain qu'on le retiendra à dîner, je prends congé de lui pour ce soir et je vais faire une nouvelle tentative à la poste ; après quoi je dîne tout à fait à l'américaine dans un restaurant tranquille. Je sais maintenant la façon de m'y prendre dans ces établissements.

Je rentre à l'hôtel fatigué avec des ampoules aux pieds et trouve à peine la force de changer mes plaques. M. de la Baume rentre un peu plus tard content de la réception qui lui a été faite au Montcalm et donne des instructions pour notre départ du lendemain. Il résulte des dépêches reçues que nous sommes attendus à L'Observatoire Lick.

 

San Francisco, le samedi 27 août 1910

Me voici revenu seul et toujours sans nouvelles de vous à San Francisco que je pensais quitter définitivement avant-hier matin. La suite de mon journal t'expliquera comment. Ce sont toujours les histoires de ce malheureux billet :

 

Jeudi 25 août

 

M. Campbell répondant à M. de la Baume nous avait indiqué le train de 7 h du matin comme le plus convenable pour aller visiter l'Observatoire Lick. Nous nous levons matin pour y arriver, mais à la gare on nous déclare que mon billet n'est pas valable pour le retour avant d'avoir été visé dans un bureau dépendant de la même Compagnie, mais situé dans une partie éloignée de la ville. Comme je ne veux pas manquer l'invitation de M. Campbell, acceptée par dépêche, je me décide à prendre un billet et à faire enregistrer mes bagages pour San José (80 km), espérant pouvoir de là continuer mon voyage. Le trajet se fait sous la brume qui semble être chose fort habituelle à San Francisco. S. José semble une ville animée avec de jolis jardins ornés de palmiers et de grandes avenues plantées d'eucalyptus. Nous trouvons à la gare une auto, également retenue par dépêche, et qui fait le service de la poste le long de la route, en même temps que le service de l'Observatoire. Un peu plus loin, au garage de l'auto, nous trouvons MM. Hamy et X... qui ont couché ici et qui vont monter dans une autre auto. Nous sommes assez mal dans la nôtre avec M. Donith, astronome russe, que nous avons retrouvé au Palace Hôtel, et beaucoup de paquets dans les jambes. La route est déplorable, toute en bosses avec un décimètre de poussière ; jamais de ponts ni de remblais, on suit les sinuosités des vallons. Il ne peut donc être question d'aller très vite. L'aridité est absolue, l'herbe toute jaune, il n'a pas plu depuis 4 mois et l'on n'attend pas de pluies avant octobre, mais de gros et vieux chênes verts épars sur les pentes sauvent le coup d'oeil qui sans eux serait très désolé. Pour atteindre le Mont Hamilton (1300 m), la route se développe sur 25 kilomètres, car il y a plusieurs redescentes. Quelques fermes ou parcs d'élevage sur la route, je ne sais comment les bêtes y trouvent à manger. Dans les ravins, où reste un peu d'humidité, des buissons où abondent les oiseaux et les écureuils.

A mesure qu'on s'élève, on se dégage de la brume, mais c'est une chaleur sèche, pas désagréable. Vers midi, arrivée à l'Observatoire dont on voyait depuis longtemps les dômes sur le ciel bleu. Le Directeur, M. Campbell, sa femme et son fils nous font un excellent accueil et déclarent que nous devons rester le plus longtemps possible, en tout cas jusqu'au lendemain à 1 h 1/2, heure du départ de l'auto.

Mr Campbell nous fait monter dans son auto personnelle qui fait la navette entre les deux groupes de construction assez éloignés l'un de l'autre sur la crête du mont Hamilton. On nous assigne des chambres fort convenables destinées en principe aux régents de l'Université de Californie quand ils viennent inspecter l'Observatoire.

Déjeuner chez Mr Campbell, puis visite des différents instruments abrités dans autant de pavillons ; le Directeur et les astronomes se relayent pour classer les explications, mais comme il faut les écouter debout ou sur d'étroites échelles en s'appliquant à saisir ce qu'ils disent, cela devient à la longue extrêmement fatigant et nous sommes plus d'une fois près de demander grâce. Ce n'est que peu avant le dîner qu'on nous rend notre liberté.

Après le dîner (toujours avec M. Mme Campbell et leur fils) toujours très aimables, mais ne disant pas un mot de français, on nous fait un peu de musique de pianola et de phonographe, et l'on repart, précédé de Mr Campbell qui porte une lanterne, pour la grande coupole où nous voyons cette fois le fonctionnement réel de l'appareil. La substitution de certaines pièces les unes aux autres (le poids des pièces à remuer demande des assistants robustes et de bonne volonté). Enfin, nous sommes admis à contempler dans la grande lunette divers objets célestes. La pureté du ciel est en effet fort au-dessus de ce que nous avons ordinairement à Paris ; les instruments sont plus puissants et remarquablement bien agencés. Ainsi, une grande plate-forme circulaire de 20 m de diamètre se déplace comme un ascenseur au gré de l'observateur. Les dépenses qu'il a fallu faire pour organiser là-haut des réservoirs d'eau alimentés par des pompes, de puissantes machines électriques, ont été formidables, mais la Californie est riche et il s'y fait encore tous les jours de grandes fortunes dans les mines et surtout dans les huiles. La tranquillité dont jouissent les observateurs sur le sommet, dont l'accès est plutôt long et dispendieux, est aussi favorable au travail.

Vers 11 heures, on va prendre un repos bien gagné.

 

Pasadena - Hôtel Maryland - le dimanche 28 août 1910

Enfin, j'ai de vos nouvelles (de toi, 4 et 12 août, et d'Olivier et Guiguite, 5 août). Je me suis précipité dessus, tu le penses bien, comme la caravane vers le puits du désert et j'ai vu avec joie que rien de fâcheux n'était survenu en dehors du cours à peu près inévitable des choses. Un mois presque entier sans savoir ce que vous devenez ; il m'en coûterait moins de passer ce temps-là sans manger que de renouveler l'expérience. Je crois en effet que le meilleur parti à prendre pour assurer à Bob et à Madeleine leur petite tranche annuelle de montagne était d'accepter l'offre d'André. Si c'est la cabane d'Orny qu'ils ont choisie en fin de compte, ils auront là un beau centre avec des courses intéressantes et peu pénibles. Je serai content d'en avoir le bulletin. Le 15 septembre me semble bien tard pour que Victor entreprenne des ascensions.

Je t'avais envoyé une dépêche de New York à Salins le 7 août, jour de notre débarquement, et je suis surpris que ta lettre du 12 n'y fasse aucune allusion.

Je suis obligé de continuer ceci au crayon sur mes genoux, car dans cet hôtel d'ailleurs luxueux il n'y a pas de quoi écrire dans les chambres et les tables communes, toujours prises, sont dans un hall au milieu d'un passage continuel de gens pour lesquels on est obligé de se déranger. L'hôtel est déjà plein de figures que je connais ou que je devrais connaître. Je te les énumérerai tout à l'heure si j'y arrive.

 

Vendredi 26 août (à l'Observatoire Lick)

 

Temps toujours magnifique avec beaux effets de lumière le matin et mer de brume, de poussière ou de fumée (on discute pour savoir lequel) bien au-dessous sur les plaines.

Mr Campbell nous a donné rendez-vous chez lui à 8 h pour le premier déjeuner. J'ai le temps de faire une ou deux photographies, mais je ne vais pas bien loin chercher mes points de vue, car la chaleur est déjà forte. On me met toujours, aux repas, près de la maîtresse de maison, quoique MM. Donitch, Kustner, Harmann paraissent aussi âgés que moi et soient dans leur pays des gens considérables. J'arrive à tenir à Mme Campbell des discours assez suivis, mais je le crains, sans grand rapport avec les siens où je distingue surtout l'intention d'être aimable. Nous avons aujourd'hui aux repas un autre fils de Mr Campbell qui fait ses études dans l'Est des Etats-Unis et qui revient se soigner dans sa famille, sa santé n'étant pas très bonne. Le déjeuner comprend une surprenante quantité de petites tartines et de petits plats de condiments et de fruits du pays.

On part pour un autre instrument : le réflecteur Crossley avec lequel on a fait une belle collection de photographies de nébuleuses et d'amas d'étoiles (Crossley n'est pas le constructeur, mais le donateur des fonds). Visite très détaillée avec explications minutieuses puis même cérémonie près d'un autre instrument où l'on obtient des spectres très précis avec une machine en bois qui extérieurement semble faite à la diable. Mais les Américains ne s'inquiètent pas de l'apparence pourvu que ça marche. Puis, à la bibliothèque, examen d'une quantité de clichés de spectres et d'éclipses totales de Soleil obtenues dans les diverses expéditions que Mr Campbell a dirigées.

Enfin on revient au grand équatorial où l'on veut examiner de plus près le régulateur électrique du mouvement d'horlogerie et la machinerie de la plate-forme ascenseur. On descend à cet effet dans le sous-sol où l'on voit à la base du grand pilier central une inscription disant que le corps du fondateur James Lick est déposé là. On peut supposer que son fantôme apparaît la nuit aux astronomes fatigués pour les empêcher de s'endormir, mais les astronomes de Lick ont la réputation de n'être jamais fatigués.

Tout cela nous mène bien près de midi et l'on ne nous laisse qu'un moment pour écrire ou nous reposer avant le lunch. Il faut même boucler notre valise, car nous ne reviendrons pas ici et nous repartirons directement de chez Mr Campbell, MM. Hamy et Idrac à 1 h 15, M. de la Baume, M. Donitch et moi à 1 h 30. Dans ma précipitation, j'ai dû oublier ma brosse et mon démêloir, perte que je réparerai le lendemain à San Francisco.

On se sépare avec beaucoup de compliments d'un côté, beaucoup de remerciements de l'autre. Nous dévalons en automobile sur la longue route serpentante (365 lacets, dit-on, en 25 km), par une forte chaleur et une lumière aveuglante. M. Donitch qui a arboré des lunettes bleues s'étonne que nous puissions nous en passer. Heureusement, la poussière dont il y a une bonne épaisseur est lourde et ne se soulève pas trop. Le trajet n'est guère reposant, car nous sommes trois sur la même banquette, sans cesse envoyés en l'air par les bosses de la route ou projetés les uns sur les autres. Naturellement un ressort casse. Nous ne sommes heureusement pas loin d'une auberge-relais où l'on fait une réparation de fortune qui prend près d'une heure. Le pays à l'entour est pittoresque avec de grands chênes verts aux bras tordus, mais vu la grande chaleur et l'incertitude du départ, nous ne partons pas en exploration. Enfin, nous pouvons repartir. A mesure qu'on descend, le soleil se voile de brume et la température s'améliore. Nous faisons lever au passage nombre de lièvres, d'écureuils et d'oiseaux au plumage brillant dont j'ignore les noms. Au bas de la pente une automobile de secours vient à notre rencontre et nous fait franchir, cette fois à belle vitesse, le morceau de plaine qui reste sous des avenues de grands eucalyptus.

M. Donitch. a juste le temps de grimper dans un train qui repart pour Frisco (abrégé de San Francisco).

Après explications je trouve mes craintes fondées : je ne pourrai pas utiliser mon billet pour le voyage de retour si je ne vais pas le faire viser au bureau central des Compagnies situé je ne sais où. M. de la Baume préférant employer son temps à voir autre chose, ce qui était aussi l'intention de MM. Hamy et Idrac, je repars seul avec mes bagages pour Frisco. De la gare je pars en traînant ma valise que personne ne s'offre à me prendre jusqu'au premier hôtel (Hôtel Central) qui est plutôt une maison de chambres meublées pour gens d'affaires. On fume beaucoup de pipes dans le hall et l'on y paie sa chambre d'avance, mais elle ne coûte que 3 f. 75 la nuit, c'est à dire, six fois moins qu'au Palace Hôtel (25 f.) ; elle est parfaitement à ma convenance et personne ne m'y dérange. Ma valise posée je me mets à la recherche du bureau de validation. Il résulte de renseignements que je recueille en route que je le trouverai fermé ce soir et probablement pas encore ouvert demain matin à temps pour prendre le train de 8 h. Il me restera celui de 4 h de l'après-midi. Et encore si je suis obligé de faire aller mes bagages d'une gare à l'autre, il est douteux que j'y réussisse dans l'intervalle, vu l'absence de fiacres, omnibus particuliers, et les habitudes des Compagnies de transfert. Il y a bien quelques omnibus d'hôtels, mais ils ne prennent que les voyageurs avec leurs paquets à la main, jamais de malles qui les retarderaient. J'arrête donc mon expédition inutile, je trouve à me sustenter dans un petit restaurant, j'achète des timbres chez un droguiste (on ne voit rien ici qui ressemble aux bureaux de poste ou de tabac), et je rentre me coucher bien fatigué et prêt à jurer qu'on ne me reverra plus en Amérique, mais les choses ont marché par la suite bien mieux que je ne pensais.

 

Pasadena, le lundi 29 août 1910

J'espère aujourd'hui d'autres nouvelles de vous. L'appétit vient en mangeant et il me semble déjà que les nouvelles d'hier (12 août) manquent de fraîcheur.

 

Samedi 27 août

 

Levé de bonne heure, j'écris un peu, je fais une longue course inutile à travers Frisco pour trouver mon bureau de validation sur la foi d'un renseignement mal compris. Il y a de grands changements depuis le tremblement de terre de 1906 et la gare de Southern Pacific, indiquée sur mon plan datant de 1900, a été construite ailleurs. Je finis par où j'aurais dû commencer, c'est-à-dire par aller à la gare d'où j'étais allé à S. José et m'y faire, donner l'adresse par écrit. J'y apprends, de plus avec satisfaction, que cette gare est le point de départ du train de 4 h pour Los Angeles et que par conséquent je n'aurai pas de transport de bagages à faire. Au bureau tout se passe assez bien, non sans quelque temps perdu en queues et en paperasseries. Il est au n° 789 de la rue Market Street où j'ai vu défiler en tram 1550 numéros, et rien n'annonce que ce soit fini. Après avoir déjeuné vers midi dans un restaurant voisin de la gare où je suis revenu enregistrer mes bagages et consigner ma valise, je repars en tram pour Golden Gate Park, le Bois de Boulogne de San Francisco. Je n'ai pas regretté ma promenade. Le samedi après-midi est ici un dimanche anticipé et le spectacle est très animé sans être bruyant. Tout un quartier, grand comme le Luxembourg, est réservé aux enfants au-dessous de 10 ans ; ils ont là une immense pelouse pour s'ébattre, des chevaux de bois, des balançoires, une montagne russe où l'on se laisse simplement glisser sur le dos, etc. Le cadre de grands arbres exotiques est très beau. Plus loin il y a des terrains de sport pour jeunes gens, au moins 20 courts de tennis parfaitement installés avec des joueurs fort brillants, de grandes pelouses où l'on se démène fortement pour le cricket et le base-ball. Puis une ménagerie où les enclos sont vastes, plantés de grands arbres, agrémentés de rochers et de pièces d'eau qui peuvent donner aux animaux l'illusion de la liberté. J'ai usé mes dernières plaques sur les ours. Il aurait mieux valu les réserver pour les élans et les bisons qui sont là en grande troupe séparés du public par un simple grillage fort large à travers lequel on peut fort bien passer l'appareil. Mais je ne retournerai pas à Frisco pour cela. Il y a aussi des allées pour l'auto et l'équitation. Les Américaines montent à califourchon avec de longs pardessus légers ; c'est peut-être commode, mais pas bien gracieux.

Je reviens en car à la gare où je prends le train de 4 heures pour Los Angeles (16 h pour une distance à peu près équivalente de Paris à Marseille). Je n'ai pas retenu de place au spleeping. L'habillage et le déshabillage me donnent tant de mal que je n'y trouve pas davantage quand il s'agit d'une seule nuit. Les trains sont rares sur les grandes lignes américaines, mais ils sont généralement encombrés et celui-ci ne fait pas exception. J'ai près de moi une dame mexicaine avec une bonne et deux bébés dont les manèges m'amusent, bien que le petit crie un peu plus longtemps avant de s'endormir. Les indigènes semblent plus liants ici que dans le nord et entament assez facilement la conversation, mais cela tombe assez vite vu la difficulté que j'éprouve à suivre leur parler volubile. Je m'entends mieux avec les bons nègres du dining-car.

 

Dimanche 28 août 1910

 

Ce que j'ai vu de la Californie en quittant San Francisco ne m'a pas paru mériter sa réputation. Le pays est plat et desséché et ne se sauve que par les arbres : ceux-ci, il est vrai, poussent admirablement et l'on a de beaux jardins là où on se donne la peine d'arroser. La côte de Santa Barbara où le jour se montre est plus pittoresque. Des montagnes aux rochers de grès viennent se terminer dans la mer et abritent des coins assez verts. L'Océan Pacifique forme des rangées de brisants sur des plages de sable.

Puis nous retrouvons la plaine avec d'immenses vergers d'arbres fruitiers régulièrement plantés. La chaleur redevient forte dès qu'on s'éloigne de la mer. A 8 h 1/2 on débarque à Los Angeles, grande ville à avenues interminables bordées de palmiers et de petits jardins. Vers le centre seulement, des maisons à je ne sais combien d'étages se dressent et annoncent le quartier des affaires. Je retrouve à la descente du train MM. Hamy et Idrac qui ont couché l'avant-dernière nuit à Santa Cruz et on visite un des bois de gros séquoias qui sont une spécialité du pays. Nous nous mettons ensemble à la recherche de la principale église catholique que nous trouvons sans trop de peine. Nous y assistons à la messe de 10 heures. Vaste édifice et nombreuse assistance, à part cela rien de remarquable. Nous revenons à la gare prendre le train de 11 h pour Pasadena, une demi-heure de trajet seulement. La ville toute en villas et en jardins est un séjour d'hiver réputé. En cette saison elle est relativement déserte.

Je m'arrête, car on s'agite déjà fortement autour de moi.

 

Hôtel Maryland, le lundi 29 août 1910

Pas de nouvelles de vous aujourd'hui comme je l'espérais. Les réponses que je pourrais faire aux points indiqués dans vos premières lettres arriveraient sans doute un peu tardivement. Dis bien à Robert, à Guiguite, à Olivier que leurs lettres m'ont fait grand plaisir. J'espère que votre départ d'Etretat a été assez agité.

 

Dimanche 28 août 1910

 

En entrant à l'Hôtel Maryland, je me fais donner vos lettres que je dévore. On nous inscrit, on nous assigne des chambres et nous constatons déjà la présence de quelques astronomes connus. Mais le gros des arrivées ne se produit qu'un peu plus tard. L'hôtel est beau, meublé avec élégance, en style moitié japonais, moitié moyen-âge. Contrairement aux habitudes américaines, ii est plus développé en plan qu'en hauteur avec de larges arcades à l'italienne fermées par des glaces à cause de la chaleur. Ici l'on tient tout fermé dans le milieu du jour et on n'ouvre que le matin ou le soir pour tâcher d'emmagasiner de l'air frais. Autour des pelouses entretenues à force d'eau, massifs de fleurs, gros palmiers et murs tapissés d'une sorte de glycine rouge aux vives couleurs. Nous voyons arriver MM. Deslandres et Bosler de Meudon, M. Hayser de Hollande, M. Konen d'Allemagne, MM. Turner, Schuster, Fourier d'Angleterre, M. Ricco, Italien, M. Wolfer, Suisse, M. Belopolski, Russe, le P. Cirera, Espagnol, et bien d'autres. Une vraie Tour de Babel, plus tard : MM. Kustner, Hartmann, Leuschner, Campbell, que nous avons déjà rencontrés. Tout ce monde est très aimable pour nous. Mr Schuster, grand organisateur, m'avertit qu'on me demandera d'être secrétaire du Congrès, avec charge de résumer les communications qui pourraient être faites en français. C'est ce que je pouvais désirer de mieux, n'ayant rien à présenter qui se rapporte directement à l'objet du Congrès. Tous ceux qui sont venus par Chicago et le Grand Canyon déclarent qu'ils ont subi des chaleurs accablantes. Elle est encore si forte aujourd'hui que personne ne témoigne l'envie de rien faire et que, après le lunch, chacun gagne sa chambre pour se mettre en bras de chemise et s'éventer. Je constate avec regret que ma pauvre malle est à moitié démolie et ne me mènera pas au bout du voyage. Une patte de serrure est arrachée, l'autre ne tient plus guère et l'intérieur est aussi pilé que si quatre Auvergnats avaient dansé la bourrée dans la malle ouverte. Cependant, je ne vois guère le moyen d'y remédier dans une ville sans industrie, toute en maisonnettes à jardin et que, d'ailleurs, nous quittons demain, pour y revenir samedi. J'ai donné du linge à blanchir, mais il faudra sans doute que je reparte avec le bagage branlant.

Le soir, avant et après dîner qui se fait par petites tables, des groupes se forment et l'on se communique ses impressions. Il paraît que Mr Hale n'est pas bien portant. Il nous recevra cependant demain, le matin à son laboratoire de physique, l'après-midi en garden-party dans sa maison. On nous demande de déclarer si nous voulons monter mardi au Mont Wilson à cheval ou à pied. Entraîné par l'exemple de MM. de la Baume et Hamy, j'opte pour le cheval, quoique cette grimpée dans la poussière ne soit probablement pas un plaisir sans mélange.

Une circulaire qu'on nous distribue nous avertit de n'emporter au Mont Wilson (où l'on passe près de 4 jours) que peu de bagages, des chaussures solides et des vêtements qui ne craignent pas la poussière.

Je me couche d'assez bonne heure après avoir changé mes plaques ; je ne trouve plus de difficultés maintenant dans le maniement du Vérascope de Guiguite, même dans l'obscurité complète. L'avenir dira si j'en ai fait un usage utile.

 

Mont Wilson, le dimanche 21 août 1910

Je suis obligé encore de t'écrire au crayon, bien que les inconvénients du système soient visibles. Dans ce pays, il n'y a jamais d'encre dans les chambres et dès 7 heures du matin les plumes communes sont toujours prises.

 

Lundi 29 août

 

Le matin on va voir le laboratoire de physique et d'instruments qui complète l'Observatoire du Mont Wilson. Nous faisons le chemin avec M. Chrétien, astronome de Nice, qui a été mon élève et qui est ici depuis plusieurs mois avec une bourse de la Fondation Commercy. Il connaît déjà bien les hommes et les choses du pays, au moins pour ce qui se rapporte à l'astronomie. On a dépensé ici des millions et fort intelligemment, à tel point qu'on ne craint plus guère les concurrences. Aussi étale-t-on tout sans réticence sous les yeux, ce que ne font pas les constructeurs français. On trouve là les machines les plus perfectionnées pour tourner ou creuser le métal. Ces machines sont en action sur de vrais instruments, car l'Observatoire du Mont Wilson qui a déjà le télescope le plus puissant du monde est en train de s'en donner un encore trois fois plus grand. Il n'y manque plus guère que le disque de verre de 2 m 50 de diamètre destiné au miroir. Personne n'est capable de fondre ce disque en Amérique ; on s'est adressé à l'usine de Saint-Gobain qui a fait des essais infructueux depuis deux ans, mais espère enfin réussir. En attendant la machine destinée à polir, ce miroir travaille à vide pour l'émerveillement des visiteurs. Auprès des instruments en cours d'exécution sont affichés des plans et coupes détaillés qui aident beaucoup à comprendre.

Le laboratoire de physique est très intéressant aussi, mais la conversation est difficile tant on y est assourdi par le bruit des décharges électriques. J'examine aussi avec Mr Ritchey la splendide collection de photographies de nébuleuses et d'amas d'étoiles qu'il a obtenues avec le télescope déjà installé au Mont Wilson. Mr Ritchey me présente son fils, Mr Schuster, sa fille (il en a, je crois, six et amène tantôt l'une tantôt l'autre aux congrès). Je fais aussi connaissance avec Mme Fleming, une dame de Boston qui s'est acquis une réputation par son talent pour dénicher les étoiles variables sur les clichés.

Le chemin pour aller au laboratoire est assez long et nous fait passer devant beaucoup de jolies propriétés. Les maisons toutes à l'italienne sont peu élevées et d'une élégance assez simple ; mais les pelouses, les massifs de fleurs et les palmiers réjouissent les yeux. Tout cela ne peut vivre qu'en étant arrosé avec soin. Tout à côté, selon l'usage américain, des terrains vagues absolument desséchés, avec des baraques et des détritus. Chaleur accablante : toujours, au moins de 8 à 6 heures.

L'après-midi, je vais à la poste chercher 4 dollars que me restitue l'hôtelier de San Francisco pris de remords d'avoir écorché des Membres de l'Union Solaire. On fait un essai de toilette pour aller à la garden-party chez M. et Mme Hale. La distance est assez grande, on la franchit soit en tramway électrique, soit sur des voitures de course retenues à cet effet. J'y suis avec MM. Deslandres, Leuschner et Bélopolski. La propriété de Mr Hale est très belle, vaste pelouse entourée de massifs d'arbres avec échappées pour la vue ; toutes les belles dames de Pasadena en toilettes claires, rafraîchissements dans les bosquets, orchestre qui joue, sans doute par politesse pour nous, nos airs populaires: Fanfan la Tulipe, la Marseillaise, etc. La maison est décorée de drapeaux où le drapeau français est le plus en évidence après l'américain. Je suis présenté à Mme Hale qui est très aimable, Mr Hale circule beaucoup et ne paraît pas fatigué quoiqu'il soit, dit-on, en traitement. Seulement il n'y a pas de sièges pour tout le monde et mes jambes demandant grâce je vais me réinstaller dans la voiture avant le départ général.

A l'hôtel on nous dit que nous pourrons laisser nos affaires dans nos chambres pendant le séjour au Mont Wilson sans avoir de supplément à payer. Pasadena est en effet plutôt séjour d'hiver et il y a peu d'hôtes en dehors de nous. Je remets donc au retour la réparation ou le remplacement de ma malle.

 

P.S. - Aujourd'hui 31 à 9 heures, rien de vous depuis ta lettre du 12.

 

Jeudi 1er septembre 1910

Pas de nouvelles de vous encore aujourd'hui : je rejette la faute sur les services de paquebots.

 

Mardi 30 août

 

Grande animation ce matin devant l'hôtel où les congressistes (une centaine, dont une douzaine accompagnée de dames et de jeunes filles) attendent leur moyen de transport pour le Mont Wilson.

Des voitures légères à parasol, rangées des deux côtés de l'avenue, embarquent ceux qui ont choisi ce moyen de transport ; deux charrettes prennent les valises. Les aspirants cavaliers (dont quelques-uns ne sont pas sans appréhension sur les suites) prennent place dans un car électrique qui part vers 8 h 1/2 et nous mène dans la banlieue, à Sierra Madre, pied de la montagne. De là courte montée à pied (la chaleur est déjà forte) jusqu'à une enceinte où sont parquées les montures. On assigne les plus solides aux voyageurs qui sont jugés à l'aspect les plus lourds. J'ai un mulet noir marqué de blanc sur le cou, excellente bête qui marche sans que j'aie à m'occuper d'elle et qui dépassera même presque tous ceux qui sont partis avant moi. J'ai d'énormes étriers de cuir à la mexicaine. J'ai pour compagnons MM. de la Baume, Hamy, BossIer, Backlund, Bélopolski, Rieco, etc. M. Deslandres, avec la majorité, a choisi la voiture évidemment moins fatigante, mais qui prend plus de temps et où l'on avale, je crois, encore plus de poussière. MM. Cotton et Chrétien grimpent courageusement à pied en profitant de raccourcis où il y a moins de poussière que dans le chemin. Ils en ont tout de même, car le sol est partout absolument aride, mais les broussailles trouvent encore moyen d'y vivre et le coup d'oeil se sauve par les vieux arbres qui tordent leurs branches énormes à moitié mortes, en sorte que le paysage reste pittoresque et assez vert. Sentiers raboteux avec grosses pierres à moitié cachées dans la poussière, pas bien raides, mais côtoyant des ravins un peu inquiétants quand la bête marche trop au bord.

On fait halte à Orchard Camp, petite auberge nichée au milieu de gros arbres dans un ravin où un petit ruisseau coule en cascades. On nous sert un lunch froid dans de petits cartons. Chacun a le sien et se débrouille. Les bêtes n'ont rien et on ne prend même pas le soin de les attacher à l'ombre ; j'admire leur patience. On repart vers midi, les charmes du lieu ne paraissent pas bien vifs quoique les écriteaux le désignent comme une place idéale pour camper. On recommence à zigzaguer sur les pentes raides ; la vue devient étendue sans être bien belle, car le regard se perd toujours dans les plaines brumeuses. Un photographe embusqué sur la route nous arrête au passage, M. Blopolski et moi, pour nous prendre dans une attitude équestre. Nous finissons par rejoindre la route et par arriver à l'hôtel du Mont Wilson situé sur un des sommets de la montagne qui en a 4 ou 5 à peu près également élevés sur un espace de 500 mètres. L'hôtel à un seul étage et tout en bois est entouré de vieux pins aux formes étranges. Il comprend un vestibule, un salon, une salle à manger, une grande véranda. Les logements sont distribués en petits cottages sous les arbres, contenant chacun une chambre à deux lits ; je partage le n° 26 avec Mr Bosler.

Une fois casé l'on se repose et l'on se secoue un peu, ne pouvant se changer avant l'arrivée des valises qui seront là vers 6 h. Tous ces soins sont d'ailleurs peu utiles, car l'observatoire est dispersé en 12 constructions au moins à quelques centaines de mètres les unes des autres, et l'état des chemins est tel qu'on n'y distingue plus, au bout de deux minutes, les souliers gris des souliers noirs. On nous a prévenus du reste de n'apporter ici que des chaussures fortes et des vêtements qui ne craignent rien. Pour donner l'exemple, le principal organisateur, Mr Schuster, circule vêtu de toile grise et de linge de couleur à toute heure du jour. Mr Turner se met en manches de chemise dans les commissions. Enfin, on s'arrange pour mettre tout le monde à l'aise. Cette poussière deviendrait intolérable s'il y avait du vent, mais il paraît que c'est ici une rareté.

Dans l'après-midi, instructive, mais fatigante visite des instruments et des laboratoires, tous sur des sommets ou des promontoires au-dessus de ravins avec un cadre pittoresque de vieux pins. Il y a une tour de 50 m de haut sur laquelle on monte dans une benne de mineur tirée par une machine à vapeur. Elle porte en haut un miroir qui renvoie la lumière du soleil au fond d'un puits où sont les appareils spectroscopiques à l'abri des changements de température. Le bâtiment où sont les chambres des astronomes a un long couloir sur lequel ouvrent des cellules d'ailleurs confortables, d'où son nom de monastère. Le Directeur seul a une habitation adaptée pour les familles.

Très beau coucher de soleil. Le soir je suis trop fatigué pour aller comme beaucoup d'autres mettre l'oeil aux instruments. Je sais d'ailleurs par expérience que quand on est nombreux on voit mal et je pense que l'occasion sera plus favorable les jours suivants. Je ne manquerai pas cependant d'aller regarder quelque chose au grand télescope (miroir de 1 m 50 d'ouverture) actuellement le plus puissant du monde. La machinerie toute commandée par des boutons électriques est merveilleuse.

Je reste à causer avec MM de la Baume et Donitch qui se communiquent leurs projets d'appareils pour la prochaine éclipse.

 

Mount Wilson, le vendredi 2 septembre 1910

Sans nouvelles de vous depuis le 12 août, je continue mon petit journal, tâchant de faire pour les autres ce que je voudrais que l'on fît pour moi.

 

Mercredi 31 août

 

Le matin je suis réveillé par les premiers rayons du soleil qui entre à son aise dans la cabane ouverte de trois côtés et par les écureuils qui dansent la sarabande sur le toit. Il y a aussi aux environs beaucoup d'oiseaux, notamment des colins qui ne sont pas sauvages du tout. Il y a longtemps que la chasse est interdite sur le Mont Wilson. Je ne sais où boivent tous ces animaux. Nulle part on ne voit d'eau ni même la moindre trace de fraîcheur.

Je circule dans les sentiers tracés autour de l'hôtel et de l'observatoire. Les montagnes environnantes sont belles avec les effets de lumière du matin et du soir, grises et monotones au milieu du jour. La plaine et la mer sont toujours dans la brume.

A 9 heures, séance du Congrès. Je suis installé comme secrétaire pour le français à côté dé M. Konen pour l'allemand et de M. Adams pour l'anglais. Il y a de plus une dame sténographe. En réalité toute la tâche retombe sur elle et sur M. Adams car il se dit fort peu de choses autrement qu'en anglais. Il arrive souvent par exemple que l'anglais des étrangers est mal compris des Américains et écouté par eux avec une impatience visible. Au contraire, le mauvais anglais, prononcé lentement, est plus intelligible pour moi que celui des Américains. Quelquefois je suis appelé à traduire à haute voix en français le texte d'une résolution précédemment lue en anglais et sur laquelle on va voter. Mais cela ne m'offre aucune difficulté. Le Président de cette première séance est Mr E. Pickering, Directeur de l'Observatoire de Harvard College près de Boston.

L'après-midi, à 2 h, séance de la Commission des grandeurs stellaires avec MM. Pickering, Backlund, Dyson, Kapteyn, Turner, Kustner. Là, j'ai plus de mal, car tout se passe sur le ton d'une conversation rapide dont beaucoup m'échappe et je suis invité à donner mon avis sur ce qui vient d'être dit. J'explique suffisamment comme j'entends la question et ce que nous faisons à Paris, mais on doit souvent trouver que je réponds à côté. Heureusement, Mr Pickering peut me donner un exemplaire imprimé de ses propositions, d'ailleurs peu compromettantes, et je peux lui donner mon adhésion ou lui faire espérer celle de Mr Baillaud. A 4 h, on va prendre le thé au monastère qui, malgré son nom, est le rendez-vous des dames de l'endroit. Il y a là une terrasse assez grande où l'on entretient quelques fleurs. On me présente à plusieurs dames, mais je n'arrive pas à les caser dans ma mémoire ou à saisir ce qu'elles me disent et l'on doit me trouver fort impoli.

La séance du matin et celle de la Commission se sont tenues au Museum, pavillon en bois formant une seule grande salle où l'on a disposé des sièges ; les fenêtres sont garnies avec de superbes photographies d'objets célestes, la plupart faites aux instruments du Mont Wilson, les autres à Lick ou à Yorkes. C'est là qu'on se retrouve encore le soir pour entendre une conférence de Mr Abbot sur la radiation solaire et ses méthodes particulières de mesures. Je n'en saisis pas grand'chose mais je peux obtenir un résumé imprimé et j'irai voir demain le laboratoire et ses instruments.

 

Jeudi 1er septembre 1910

 

Lever de bonne heure pour les mêmes raisons que la veille. Je vais voir fonctionner le Snow-Telescope. On y a photographié le soleil en ne laissant filtrer que la lumière violette par petites sections étroites qui doivent ensuite se rajouter. Quand l'épreuve est réussie, elle donne une image de ce qui se passe dans l'atmosphère du soleil à un niveau déterminé, au lieu que dans la photographie ordinaire les images de beaucoup de couches différentes se mélangent. C'est Mr Sterman qui fait marcher l'appareil.

La séance du matin à 9 h est présidée cette fois par Mr Campbell. Tout se passe tranquillement ; les choses sont machinées d'avance ; les rapports des commissions sont écoutés avec une tranquillité un peu somnolente. Leurs propositions et celles du Comité exécutif (réduit en réalité à Mr Schuster) sont adoptées sans discussion.

A la sortie on nous photographie en tas comme la veille, mais cette fois on nous met à l'ombre et non plus au soleil. De plus à chaque détour du chemin on est saisi par un photographe indépendant que votre tête intéresse et qui vous demande quelques instants d'immobilité. Je figure, à cheval, en première page d'un journal de Los Angeles, mais l'épreuve ne vaut rien et je ne me démènerai pas pour en avoir un exemplaire.

Pas de séance l'après-midi, ce dont personne ne se plaint je pense, car le soleil est brûlant. Je vais avec MM. Cotton et Fabre voir le laboratoire de Mr Abbot qui est installé sur un promontoire pas mal en dessous des autres. On y descend par un escalier en grosses dalles de rochers, raide et un peu fait pour les chèvres. Mr Abbot est très complaisant et explique tout en grand détail.

Avant dîner je vais encore avec M. de la Baume et M. Chrétien faire une promenade sur un sentier pourvu d'écriteaux qui mène à un promontoire appelé l'Echo Rock. La paroi de rochers située en face donne en effet un écho assez remarquable.

Le dîner se fait par petites tables où l'on se groupe suivant les sympathies et suivant que l'on trouve de la place. Les Italiens, Russes, Espagnols cherchent toujours notre voisinage plutôt que celui des anglophones.

Le soir, conférence de Mr Kapetyn sur les courants d'étoiles, intéressant et pas trop long. On va ensuite mettre l'oeil au grand télescope manoeuvré par Mr Ritchey et plusieurs aides. J'y vois une nébuleuse et un amas d'étoiles que je connais depuis longtemps et que je n'ai jamais vues si brilantes. Il faut pour cela faire queue longtemps et je n'ai pas la vertu d'attendre Saturne qui se présenterait vers 3 h du matin. Ceux qui l'ont vue disent que la chose en valait bien la peine.

 

Pasadena, samedi 3 septembre 1910

 

Je trouve en redescendant du Mont Wilson ici ta bonne lettre du 18 remplie de détails précieux, une lettre de Marguerite du 17, des lettres du 17 ou du 18 de Madeleine, de Robert et d'Olivier ; je remercie beaucoup toutes ces plumes agiles.

Je comprends et je partage la peine que tu as eue au départ de Joseph et de Marie-Louise. Je leur écrirais d'ici si je savais leur adresse, mais je crains que l'indication "Casa Muzard" ne suffise pas. Ils ont dû avoir à Rio de Janeiro une lettre de moi écrite à New York

C'est ennuyeux de savoir Bob si mal en train et de penser qu'il manque l'occasion de passer quelques bonnes journées en montagne, mais d'autre part je suis plus tranquille sur son compte le sachant à Frontenay. R. Rabut et H. Picard n'ont pas dû s'amuser beaucoup pendant 36 heures à l'observatoire Vallot. Mais peut-être y avaient-ils une autre compagnie que celle de leur guide.

Le bon souvenir de M. le curé de Frontenay m'est très sensible. Tu le remercieras pour moi ainsi que toutes les personnes qui te demanderont de mes nouvelles.

Comme je te l'ai dit, deux lettres me sont revenues de San Francisco et je pense que s'il y en avait d'autres elles me reviendraient. Je regrette de ne pas t'avoir dit de m'écrire à New York, Hôtel Lafayette, plutôt qu'à la poste restante qui doit être fort encombrée, mais il est sans doute trop tard maintenant. Les impressions de Madeleine m'ont fait plaisir, je suis persuadé qu'en personne sage elle se console dans la compagnie de ses cousines des séparations inévitables et des projets non réalisés. Bob fait très bien de se mettre sérieusement à la photo où il pourra obtenir des résultats intéressants. Les dessins d'Olivier sont amusants : il prendrait sûrement plaisir aux chemins de fer américains avec leurs wagons énormes et leur tapage à tout casser, mais je m'étonne qu'il prenne plaisir à blesser ou occire de pauvres oiseaux.

J'aimerais mieux pour ma part tirer sur des cocottes en papier en les fixant au besoin sur des buissons. Voici maintenant une suite à mon petit journal de voyage.

 

Vendredi 2 septembre 1910

 

C'est la journée de clôture du Congrès. La première séance est à 9 h dans la salle du Museum comme les autres. Dans une fenêtre se tiennent deux journalistes toujours habillés de toile et qui ont dîné hier à notre table. Ils s'amusent dans l'intervalle des séances à faire galoper leurs chevaux sur la route poudreuse et se tiennent tout prêts à descendre à grande vitesse au premier téléphone si l'un de nous venait à choir du haut de la grande tour ou à être mordu par un serpent à sonnettes. Mais ces éventualités sont peu probables.

M. Deslandres fait une communication longue, précipitée, où il reprend l'histoire de ses travaux depuis 17 ans, dans un anglais que les Américains comprennent peu ou pas du tout. II est écouté avec une impatience assez peu dissimulée et plusieurs déploient des journaux.

II est décidé dans la séance de l'après-midi (2 h) que l'Union aura désormais pour objet non seulement les recherches solaires, mais toute l'astrophysique. Cela mettra à l'aise plusieurs savants qui avaient pris l'habitude de ces réunions sans avoir publié de travaux bien spéciaux sur le soleil.

On discute le lieu du prochain congrès. Les Allemands proposent Bonn sur les bords du Rhin. Les Espagnols proposent Barcelone, les Italiens Rome, mais sans beaucoup de conviction. C'est Bonn qui l'emporte. Ce sera pour le printemps de 1913.

On passe aux congratulations et compliments. J'en dépose deux formules pour ma part, l'un des délégués étrangers au comité exécutif, l'autre des deux secrétaires étrangers (M. Konen et moi) aux secrétaires américains qui ont pris pour eux toute la besogne.

On se sépare et on se dirige vers les points découverts pour voir coucher le soleil et respirer un peu. Je suis personnellement invité à faire encore deux visites d'observatoires, celle de Flagstaff par Mr Hipher, celle de Dearborn près Chicago par Mr Fox. Cela va compliquer le programme de retour. Je trouverai ici une invitation écrite de Mr See pour l'Observatoire de Mare Island près de San Francisco, plus des invitations de plusieurs clubs de Pasadena ou de Los Angeles. Mais pour celles-là, il n'y a pas d'hésitation.

Quelques gens pressés se mettent en route dès maintenant sans attendre le départ général fixé à demain matin. Nouvelle occasion d'adieux et de compliments. Je prépare, pour aider mon collègue américain, un résumé de ce que dit ce matin M. Des landres, mais M. Deslandres à qui je le soumets n'est pas satisfait et se réserve d'envoyer lui-même sa version plus tard. Il y a là des questions de priorité sur lesquelles les Américains semblent peu disposés à céder.

Mr Schuster m'a remis les 50 fr de l'institut Carnegie. Avec cela, si je ne perds pas mon portefeuille, je ne risque pas de manquer de fonds pour le retour.

Après dîner, MM. Kayser et Pringsheim, physiciens allemands fort aimables, m'emmènent au monastère prendre de la bière fraîche offerte par Mr Hale; une des décorations du lieu est la peau d'un serpent à sonnettes tué ici même.

En revenant à ma hutte je constate une fois de plus mon inaptitude à circuler la nuit sous les arbres dans les sentiers raboteux, cinq ou six fois au moins, dans le trajet de 300 mètres, je trébuche sur les grosses pierres ou je m'égratigne aux buissons.

J'ai fait aussi avec MM. Cotton et Idrac une séance au grand télescope, mais elle a été abrégée par les nuages. Nous aurons tout vu au Mont Wilson, même le temps couvert ce qui y est une rareté.

 

Pasadena, le samedi 3 septembre 1910

 

Le matin on fait son paquet et on le dépose, dans la poussière toujours, à côté de l'hôtel pour qu'il soit pris par les charrettes qui l'emmèneront à Pasadena. Ceux qui sont monté à cheval se tâtent pour savoir s'ils useront encore de ce moyen de locomotion qui promet dans les chemins raides d'être plus long et plus fatigant qu'à la montée. Le temps est brumeux et plus frais qu'il ne l'a été les jours précédents à la même heure mais le soleil prendra bientôt le dessus.

On nous dit ici qu'il est douteux que tout le monde trouve place dans les voitures. MM. Cotton et de la Baume décident de descendre à pied et je fais comme eux. En route, nous rejoignons plusieurs Américains également à pied : MM. Leuschner, Frost, Abbot, Ellerman. Au bout de 5 minutes, on est parfaitement passé au gris sans notable différence entre la couleur du col et celle des souliers, mais nul n'en prend souci.

Le mulet garde néanmoins quelques fidèles; l'un d'eux Mr Rydberg, voit à 200 mètres de l'hôtel sa monture refuser absolument d'avancer et doit retourner sur ses pas. Je crois qu'il a pu se caser dans une voiture. On fait un arrêt et l'on prend un rafraîchissement à Orchard-Camp. La dernière partie du trajet est des plus chauds encore et je me traîne piteusement sur mes pieds endoloris. J'arrive cependant avec les autres à la station du car pour 11 h 10 (départ toutes les heures seulement), et nous sommes à Pasadena à midi avec une heure d'avance sur le programme. On a laissé nos bagages dans nos chambres ; chacun réclame ses lettres, change de linge et de vêtements, tâche d'établir dans sa chambre un courant d'air pour se sécher et redescend déjeuner.

Après nouvel examen de ma malle je conclus à l'opportunité d'en acheter une autre plutôt que d'entreprendre une réparation d'une efficacité douteuse et probablement impossible à obtenir rapidement à cause du lendemain dimanche. Il paraît du reste que le surlendemain, 5 septembre, est aussi fête dans le pays et que les chemins de fer seuls fonctionneront. Il n'y a aux abords de l'hôtel Maryland que des villas avec jardins et pas de magasins, mais dans la Raymond's Avenue qui n'est pas trop loin on trouve à acheter de tout, même des bijoux russes anciens sur commande. Je fais emplette d'une malle d'un prix exorbitant comme tout ce que l'on achète ici mais qui paraît constituée de manière à braver les pires traitements. Ce n'est pas une malle de cabine mais cela m'est égal car j'ai constaté que si ces malles peuvent se caser dans une cabine de transatlantique, il est impossible, au moins pour moi, de les y utiliser. On promet de me l'apporter à l'hôtel entre 6 et 7 h. Je vais ensuite à la gare de Santa Fé m'assurer que mon billet sera bon pour le départ d'ici et ne m'obligera pas à retourner sur mes pas à Los Angeles.

Rentré à l'hôtel je confère avec Hamy au sujet de notre itinéraire qui exigerait, pour être complètement établi, l'étude de je ne sais combien d'indicateurs différents. Nos billets ne sont pas identiques mais il semble que cela pourra s'arranger et que si nous sommes obligés de nous séparer ce sera pour peu de temps. Nous retrouverons MM. Deslandres et Bosler sur la route ou au moins à New York pour le départ du 22. M. Fabry seul compte partir le 15, en simplifiant ou supprimant les visites d'observatoires. Il est même probable que nous n'irons pas à Flagstaff et que j'irai seul à Dearborn, mon billet me donnant de l'avance sur Hamy à Chicago. M. Cotton et M. de la Baume ont du temps devant eux et paraissent désireux de rester quelques jours à Pasadena.

On vient nous faire l'offre, qui est généralement acceptée, de repasser nos habits pour en faire disparaître les plis. Cela coûte 1 dollar 1/2. Pour une somme un peu moindre, le Figaro de l'endroit me raccourcit cheveux et barbe et condescend à faire reluire mes souliers. C'est généralement l'affaire des nègres ou de spécialistes de coins de rues, mais ici les spécialités manquent et le barbier étant allemand peut faire sans déroger ce que de purs Américains ne feraient pas. Après une demi-heure de travail je suis arrivé à ajuster tous mes boutons, mais point de nouvelles de ma malle, ce qui me met en souci, sachant bien que toute réclamation sera vaine demain dimanche.

On descend à 7 h 30 pour le dîner préparé dans le hall de l'hôtel avec grande cheminée et boiseries moyenâgeuses.

M. et Mme Hale reçoivent. Il y a un certain nombre de dames décolletées, mais par rapport aux hommes elles sont fort en minorité. Cent cinquante convives à peu près distribués en une quinzaine de tables. Je suis à la table d'honneur avec M. et Mme Hale, M. et Mme Schuster, M. et Mme NewalI, MM. Riccio, Wolfer, Larnor, le P. Cicera. On a tâché de favoriser les différents pays sans faire trop de jaloux. Mes voisins sont Mme Schuster et M. NewalI dont le français est de notablement meilleure qualité que mon anglais. Chacun emploie le plus souvent la langue de l'autre et cela marche assez bien. Dîner long et somptueux avec je ne sais combien de petits plats. Mr Hale que l'on dit malade ne mange pas de tout mais y fait certainement plus d'honneur que moi.

Il avait été convenu que Mr Kayser parlerait seul, de façon à ne pas fatiguer Mr Hale et à ne pas l'obliger à répondre mais il a cependant remercié des compliments qui lui avaient été prodigués. On est resté encore longtemps, d'abord assis à se laisser offrir des cigarettes et des liqueurs qui étaient généralement refusées, puis debout dans le hall à se faire des adieux, des compliments et des invitations pour un avenir plus ou moins vague.

Vers 11 h 1/2 la plupart des convives étaient partis, j'ai fait de même.

 

Grand Canyon, le mardi 6 septembre 1910

 

Les nouvelles de vous reçues à Pasadena s'arrêtent au 21. En partant j'ai laissé des indications pour qu'on me renvoie à Chicago ou à New York vos lettres que j'espère abondantes...

 

Dimanche 4 septembre 1910

 

De bonne heure je vais chez mon fabricant de malles où naturellement je trouve porte close et aucun renseignement. Mais en revenant à l'hôtel on m'apprend que la malle est arrivée la veille sans que l'on m'en ait prévenu et l'hôtel l'a payée. Donc plus de difficulté de ce côté.

Le programme qui nous a été distribué portait pour aujourd'hui promenade en voiture autour de Pasadena, mais l'heure du départ n'a pas été précisée. Aussi beaucoup font-ils leurs paquets pour le départ ou s'associent pour faire une excursion de leur côté malgré la chaleur toujours très forte. MM. Deslandres, Hamy et quelques autres se dirigent vers l'île de Catalina, lieu de villégiature et de bains de mer qui a pour spécialité des barques à fond de verre à travers lesquelles on voit les poissons et les algues. Mais cela comporte 90 kilomètres de tramway, 60 km. de traversée, probablement beaucoup de fatigue et des chances assez douteuses de pouvoir aller à la messe en chemin. Je m'abstiens donc ainsi que MM. Bosler et Cotton. M. de la Baume et M. Rotch doivent partir vers 10 h 1/2 pour l'ascension du Mont Lowe que l'on gravit en funiculaire et où se trouve un observatoire populaire.

Je vais simplement à la messe de 9 h 1/2 à l'église Saint-André. Belle construction, bien décorée, bonne musique, assistance nombreuse et se tenant très bien, mais peut-être les 50 centimes qu'il faut donner à la porte y sont-ils pour quelque chose et tiennent à l'écart les gens qui d'ailleurs seraient disposés à entrer. En sortant, je passe à la gare voisine du chemin de fer de Santa Fé m'assurer que mon billet ne fera pas trop de difficulté pour le lendemain. De là au tramway du Mont Lowe, mais je n'y trouve plus MM. de la Baume et Rotch probablement déjà partis. Je rentre donc déjeuner à l'hôtel avec MM. Bosler, Cotton et Fabry qui trouvent comme moi que nous avons été déjà bien secoués et ballottés par ces grosses chaleurs et qu'un peu de flânerie sous les portiques fleuris de l'hôtel Maryland serait un emploi permis du dimanche. Cependant, vers 3 heures, je sors avec l'idée d'aller voir s'il fait plus frais sur la prochaine plage de bains de mer. Après une attente assez longue d'un car qui ne passe pas ou qui ne s'arrête pas à l'endroit où je l'attends, je tombe sur MM. de la Baume et Rotch qui redescendent du Mont Lowe et qui ont aussi l'idée d'aller au bord de la mer. Nous associons donc nos fortunes, mais ces Messieurs veulent d'abord rentrer à l'hôtel. Il est donc 3 h 1/2 quand nous repartons, ce qui me semble bien tard. Mais ces cars électriques américains fonctionnent admirablement, quoique pas sans bruit et sans chocs. Nous rentrons avant 7 h 1/2 ayant franchi nos 90 km et passé une heure au bord de la mer. On change de tramway à mi-chemin, à Los Angeles, grande ville très active, centre d'une énorme production de fruits. Toute la contrée est transformée en vergers au pied des montagnes dont on détourne les eaux pour l'irrigation. Plus près de la mer ce sont des landes où pâturent boeufs et chevaux. De tous côtés on voit se construire des bicoques: Los Angeles a la prétention de devenir une des grosses cités du monde. On y voit des écriteaux comme celui-ci : "En 1910, 350 000 habitants, en 1920, un million d'habitants." Conclusion : Dépêchez-vous d'acheter des terrains. En approchant de la mer nous trouvons enfin la fraîcheur désirée. Le car nous dépose sur la plage même de Long Beach où l'Océan Pacifique se brise en beaux rubans d'écume sur un sable fin, si ferme que l'on y circule en motocyclette. Une jetée à claire-voie, à deux étages, s'avance assez loin dans la mer. A l'extrémité, embarcadère de petits vapeurs pour Catalina et d'autres îles que l'on soupçonne seulement au large. L'étage supérieur fourmille de promeneurs qui ont le spectacle de la plage, des brisants et des baigneurs; l'étage inférieur est occupé par les pêcheurs à la ligne, armés d'engins à moulinet qui leur permettent d'envoyer leurs hameçons fort loin et de s'attaquer aux gros poissons. Les bazars établis sur la jetée vendent des curiosités marines, des coquillages, des engins de pêche. Sur la plage sont installées toutes les attractions d'une fête de Neuilly ou de Saint-Cloud, notamment des ballons dirigeables qui partent du sommet d'une tour et descendent en tournoyant sous l'action de la force centrifuge. Un petit spectacle qui fait la joie des badauds est le suivant : un nègre en costume de bain est assis sur une barre de trapèze au-dessus d'une grande cuve pleine d'eau ; des amateurs achètent le droit de lancer avec force un certain nombre de balles sur un disque fixé dans le prolongement de la barre ; quand on atteint le disque, la barre se décroche, le nègre tombe dans l'eau et le public trépigne de contentement. De tout cela ce que nous apprécions le plus c'est le spectacle des belles vagues et la brise marine qu'il va falloir quitter trop vite.

De retour à l'hôtel, je suis entrepris par un ingénieur français établi ici, M. Chartier ; il est très aimable et me fait mille offres de services dont je n'ai pas l'occasion d'user. Il aurait surtout voulu voir M. Deslandres qu'il a connu au Cercle Volney, mais il paraît que vers 1860 il faisait ses études au Cercle Volney avec mon frère aîné Paul. Je reste peu à causer après le dîner et me couche après l'opération assez longue et laborieuse, dans l'obscurité, du changement de mes plaques.

 

Lundi 5 septembre 1910

 

Le matin nous faisons porter nos bagages à la gare ; adieux à M. Deslandres que nous retrouverons à New York pour le bateau du 22, à M. de la Baume qui pense se réembarquer le 6 octobre seulement, à MM. Fabry, Idrac, Bosler, à Mr Schuster, à Mme Schuster près de qui j'étais avant-hier au dîner, à Mr Turner, etc.

Hamy et moi nous prenons le car avec nos valises et allons à la gare de Santa Fé où nous prenons un billet supplémentaire Williams Grand Canyon et retour, ce trajet n'étant pas prévu par nos billets. De la sorte nous pourrons faire enregistrer nos bagages pour Grand Canyon. Nous devions prendre le train à 9 h 1/2 mais il se trouve que ce train n'a pas de voitures Pullman directes pour Grand Canyon, en sorte que nous devrions quitter nos lits en pleine nuit à Williams.

Nous décidons par suite de prendre le train suivant (10 h 1/2) qui n'offre pas cet inconvénient mais qui n'a que des places un peu plus chères. Cela nous fait une heure pour nous promener encore dans Pasadena, ou plutôt dans un parc qui est à côté de la gare. Nous voyons passer plusieurs des cortèges du Labour's Day (fête du travail que l'on célèbre naturellement en ne travaillant pas). Tous les corps de métiers défilent revêtus chacun d'un costume uniforme, les femmes en blanc sur des chars à bancs, les hommes à pied derrière une barrière que porte le plus grand de la corporation. Il y a aussi des chars symboliques, celui des plombiers, des briquetiers, des charpentiers, des dames étiqueteuses, etc. C'est une sorte de mi-carême, mais tout semble se passer avec calme et bonne humeur. Nous photographions aussi, pour passer le temps, l'hôtel Green, le plus grand de Pasadena, élégante construction avec des réminiscences mauresques ou italiennes et entourée de beaux jardins. Je ne crois pas qu'il soit ouvert en cette saison.

Le train nous accueille et je puis y obtenir une couchette inférieure que l'on avait refusé de me garantir. Nous traversons d'abord des plaines couvertes d'orangers et de pêchers en lignes régulières avec des rigoles pour l'arrosage, puis l'on s'engage dans les montagnes en remontant une vallée étroite entre des rochers pittoresques. Des barrages retiennent le peu d'eau que la rivière amène encore. En haut de cette vallée commence le grand désert de Mojave, plaine d'une aridité terrible. Pendant des centaines de kilomètres on ne voit que deux sortes de broussailles, l'une gris verdâtre, l'autre vert grisâtre et chaque touffe fait le vide dans un cercle d'une dizaine de mètres autour d'elle, comme si elle avait besoin pour vivre de pomper toute l'humidité que le sable peut retenir dans cet espace. Pas une âme qui vive, si ce n'est tous les 30 kilomètres à peu près, une baraque servant de station, avec un gros réservoir en tôle pour l'eau qui est amenée là par des wagons-citernes. L'employé use de ce qui n'est pas bu par la locomotive ou par lui pour entretenir deux ou trois palmiers ou un petit carré de gazon. Comme cadre, des petites chaînes de montagnes parfaitement arides aussi, mais jolies de forme et de couleurs avec leurs dents de soie visibles, de plus en plus pâles, mais toujours nettes jusqu'à des distances indéfinies. La transparence de l'air dans ce pays est extraordinaire. Pas de vent et par suite peu de poussière. La chaleur devient accablante, comme on nous l'avait du reste prédit. On ôte de ses vêtements ce qui peut s'ôter et avec cela encore on ne sait où se mettre. Les ventilateurs du wagon fonctionnent bien mais avec la meilleure volonté du monde ils ne peuvent vous envoyer qu'un air brûlant. On mange du bout des lèvres et on trouve tout juste la force de se déshabiller pour s'étendre dans sa couchette. J'y ai attrapé pour ma part une forte migraine qui m'empêche longtemps de dormir. Mais la nuit quand nous avons passé le Colorado et gravi le plateau, haut de 2000 m. qui est de l'autre côté, la fraîcheur s'accentue très vite et nous sommes heureux de retrouver les couvertures mises de côté.

 

Mercredi 7 septembre 1910 (à une de ses filles. Marguerite-Marie ?)

 

Cette lettre partira sans doute en même temps que moi et que celle que j'ai mise à la poste ce matin pour ta maman. Mais puisque vous êtes assez indulgentes pour ne pas. trouver ma prose trop longue, je profite d'un peu de loisir pour mettre au courant mon journal de voyage. Je suis près de monter en wagon pour trois jours à peu près pleins, et l'expérience m'a fait voir qu'il était très difficile, au moins pour moi, d'écrire dans les chemins de fer américains. Au moins, après tant de trimbalements et de secousses, je me trouverai samedi notablement moins éloigné de vous.

 

Mardi 6 septembre1910

 

J'ai trouvé bien difficilement le sommeil sur ma couchette de wagon-lit, mais au matin, l'altitude aidant, l'air frais se fait sentir et je me trouve à peu près délivré de ma migraine. Suivant mon habitude, je devance tout le monde au cabinet de toilette et je vois le soleil se lever sur une contrée riante en comparaison du désert traversé la veille. C'est une immense forêt de Fontainebleau, sans habitants, un peu plus sèche que l'autre, toute en pins et en genévriers parfois assez beaux. Il y a aussi des chênes en assez grand nombre, mais pas un qui atteigne la dimension d'un vrai arbre.

Ce pays-ci est réserve nationale et toute chasse y est interdite, mais le gibier ne s'y multiplie pas parce qu'il n'y trouve pas à boire. La salle d'entrée de l'hôtel est cependant décorée de superbes têtes d'élans et de cerfs, mais leurs propriétaires n'ont pas dû être tués par ici. Le terminus de la ligne, toujours en forêt, est voisin du grand Hôtel El Tovar qui lui-même est à deux pas du Grand Canyon du Colorado. Le site est un des plus extraordinaires que l'on puisse voir, un peu comme des Granges de la Doye multipliées par dix. Les montagnes, dans ce pays-ci, sont tout en creux.

Depuis des heures on traversait une forêt plate ou ondulée et l'on pouvait se croire au niveau de la mer ou à peu près ; tout d'un coup l'on voit s'ouvrir une énorme vallée dont la coupe serait à peu près celle-ci (dessin). Elle a en moyenne 16 km de large et 1 km de profondeur. Le milieu est occupé par une sombre gorge dont la profondeur est presque la moitié du total. Cette gorge où roulent les eaux jaunes du Colorado se voit mal d'en haut et seulement dans les coudes qui l'amènent dans la direction du spectateur.

Ce qui frappe le plus c'est l'étonnante régularité des terrasses, parfaitement horizontales, en calcaires blancs dans le haut, en grès rouges et ferrugineux à mi-côte. Ces grès prennent au soleil couchant de belles couleurs roses et orangées. Les à-pics sont tout à fait nus, les talus n'ont que des broussailles clairsemées, l'ensemble est d'une aridité extrême, mais se rachète quand le soleil est bas par de grandes ombres, de belles couleurs et un dessin régulier aux grandes lignes géométriques. Les promontoires rangés sur trois côtés prennent des formes de temples hindous et portent les noms d'Osiris, de Brahma, de Vichnou, etc. L'hôtel est tout construit en troncs d'arbres écorchés mais point équarris. Malgré ces matériaux primitifs il a tous les arrangements modernes souhaitables : salons et salles de bain, lumière électrique, téléphones. L'eau et la glace y sont prodigués bien qu'il faille les faire venir de loin par chemin de fer. Il ne peut être question d'aller prendre de l'eau au Colorado accessible seulement par plusieurs heures de sentiers raides et pénibles.

Arrivés à 8 heures nous déjeunons. Il avait été convenu que nous passerions la journée à nous reposer et à flâner autour de l'hôtel d'où la vue est déjà superbe, en tâchant de nous rendre compte de ce qu'il vaudrait mieux faire le lendemain : promenade à pied, course en voiture à l'un des points de vue vantés des environs, descente à mulet à moitié de la profondeur du Canyon ou même tout au fond. Hamy qui passe son temps à revenir sur ce qui a été décidé en commun ne résiste pas à l'offre qui nous est faite pendant le déjeuner, de billets pour la voiture et nous voilà partis dans un char à bancs pour le promontoire de Grand View à 21 kilomètres de là. Comme on nous l'avait d'ailleurs prédit à Pasadena, la course est longue, chaude et cahotante à travers une forêt à moitié brûlée qui rappelle exactement les parties plantées en résineux de la forêt de Fontainebleau. Il y a même assez de rochers de grès pour parfaire la ressemblance. Seulement en plus, beaucoup de troncs calcinés, les uns couchés, les autres encore debout mais menaçant de tomber sur l'équipage. Le temps se passe sans ennui grâce à la conversation d'un aimable professeur russe placé près de nous. Il a vécu deux ans à Paris, habité la rue d'Assas et suivi les cours de la Sorbonne. Le cocher est bien jovial et n'arrête pas de rire avec deux dames américaines placées près de lui, mais le sel de ses plaisanteries nous échappe. Une fois seulement dans le trajet on prend vue sur le Grand Canyon. A l'arrivée, le paysage est beau mais extrêmement semblable à celui que nous avions à l'hôtel ; c'est toujours l'à-pic de rochers blancs plus ou moins découpé en creux ou en promontoires, avec des pins et des genévriers accrochés sur l'abîme, au-dessous les terrasses nues, les gradins interminables de rochers rouges et la gorge sombre.

Le lunch nous est fourni par l'hôtel dans des boîtes de carton. Chacun a la sienne avec une multitude de petits papiers bien pliés, sel, olives, cornichons, oeufs durs, sandwiches de beurre, salade, jambon, confiture et une belle pomme pour finir. L'eau a été apportée dans un tonnelet suffisant pour nous mais dont rien absolument n'est réservé pour les chevaux qui ne boiront qu'au retour.

Nous trouvons sans peine sur divers promontoires du rocher de quoi user nos plaques photographiques. Le retour, encore plus chaud qu'à l'aller, est un peu somnolent. Comme il fallait s'y attendre, des troncs d'arbres tombés depuis notre passage ont barré la route, heureusement elle n'est pas encaissée et nos bonnes bêtes n'ont pas beaucoup de peine à en faire sortir la voiture et à contourner l'obstacle.

De retour vers 5 heures, nous allons explorer, ce que nous n'avons pas fait en arrivant, le sentier en corniche qui longe le Canyon sur plusieurs centaines de mètres aux abords de l'hôtel et pourrait très bien suffire à nous en donner une idée. Il y a près de là un camp d'une douzaine de tentes où s'installent les touristes peu difficiles sur le confortable et qui ne veulent pas payer le prix de l'hôtel Tovar.

Il y a aussi une bâtisse en briques habitée par des Peaux-Rouges qui cherchent à vendre des paniers et des tapis de leur façon et exécutent sur demande leur danse nationale, un bateau tout bosselé sur lequel d'intrépides canotiers ont jadis descendu les rapides du Colorado, etc. Hamy, qui a beaucoup de difficulté à tenir en place et que l'immobilité de la voiture semble avoir agacé, furète partout à la recherche de je ne sais quoi. Je m'installe sur un banc à voir le coucher de soleil. Les teintes sont belles, mais à mon avis le spectacle est loin de valoir celui d'un coucher de soleil bien réussi sur le Mont-Blanc ou le Mont-Rose. D'après les prospectus, dont on inonde les trains, le Grand Canyon est de moitié au moins la plus grande merveille du monde, le Yosémite et le Niagara ne lui arrivant qu'à la cheville.

De ce que l'on peut voir dans le Vieux Monde il est plus charitable de n'en rien dire. Toujours d'après les prospectus, El Tovar est un séjour frais en été, ce qui est vrai de la nuit seulement, mais pour accréditer la légende un peu de souches de pin brûlent toujours dans le vestibule de l'hôtel. Après dîner nous passons en revue la collection des oeuvres d'art de la maison dont quelques-unes sont intéressantes. On nous fournit un excellent cabinet photographique pour changer nos plaques.

J'achète quelques vues stéréoscopiques pour vous donner une idée du lieu, au cas où les miennes ne réussiraient pas.

 

Vendredi 9 septembre 1910

 

(d'un train qui secoue horriblement comme tous les autres) :

J'ai été extrêmement content de trouver vos chères lettres à l'hôtel El Tovar dont je ne croyais pas vous avoir donné l'adresse. Il paraît que l'interdiction de tennis pour Bob n'a pas été maintenue, ce qui contribue à me rassurer sur son état. Je pense que le séjour à l'étranger fera du bien à Guiguite et qu'il faut s'y résoudre, mais son absence me privera beaucoup.

 

Mercredi 7 septembre

 

Temps toujours très chaud et superbe, avec jolis effets de soleil levant sur les murailles de l'autre côté du Canyon. J'ai décidément renoncé pour ma part à descendre au fond du Canyon, trouvant inhumain d'infliger à de pauvres bêtes cette énorme remontée par des chemins affreux et une température accablante.

On n'a pas la ressource de profiter de la fraîcheur de la nuit, car les bêtes ne marchent pas autrement qu'en troupe et il faut attendre le départ général qui ne se fait pas avant 8 heures. D'ailleurs les impressions recueillies auprès des personnes qui ont fait cette excursion ne sont pas celles d'une satisfaction sans mélange. Hamy balance longtemps craignant qu'on ne lui reproche plus tard d'avoir manqué le plus intéressant, mais il finit par se décider aussi pour l'abstention. J'ai trouvé à acheter ici de jolies photos stéréoscopiques donnant bien l'idée de ce que l'on peut voir au fond de la gorge et rappelant beaucoup certaines gorges célèbres des Alpes. Elles suppléeront aussi aux vues que nous avons prises d'en haut, si celles-ci viennent à être manquées ou détériorées.

Nous allons donc simplement nous promener dans la forêt de pins jusqu'à Hualapi, point promontoire tout à fait analogue à celui de Grand View, avec cette différence qu'il faut aller le chercher beaucoup moins loin. La chaleur est supportable à condition qu'on marche doucement et qu'on fasse des haltes fréquentes à l'ombre des pins. On a un grand choix de points de vue photographiques sur les têtes de rocher plates qui se dégagent de la muraille et s'avancent au-dessus du précipice. On en trouve facilement qui seraient d'accès scabreux, mais ce genre d'exercice pour lequel j'ai perdu mes talents de jadis n'est plus pour moi une tentation. Hamy s'amuse à faire de faux effets stéréoscopiques en prenant le même lointain de deux points situés à 40 ou 50 mètres l'un de l'autre. Son appareil a un perfectionnement qui rend cette opération facile.

De retour à l'hôtel vers 11 heures, nous déjeunons. Je trouve vos lettres. Nous causons avec MM. Kustner etc Hartmann, astronomes allemands que nous avons connus à Paris, retrouvés au Mont Wilson et qui sont arrivés ici hier soir.

On se remet en route assez tard dans l'après-midi, après avoir laissé passer la grosse chaleur. Nous allons user nos dernières plaques sur le chemin qui suit le bord du Canyon du côté opposé à celui que nous avons suivi le matin. Violents contrastes entre les pointes de rochers encore frappés du soleil et la profonde vallée déjà dans l'ombre. Nous rentrons fermer nos malles et préparer nos valises pour les 2500 km, ou à peu près, qu'il va falloir avaler d'un coup.

Il y a dans le train qui nous emmène à 7 h 30 un wagon à couchettes mais pas d'observation-car ni de dining-car. Nous avons eu la précaution de dîner avant le départ à l'hôtel. Notre seul refuge pendant qu'on prépare les lits est l'étroite plate-forme d'arrière d'où l'on goûte la fraîcheur du soir en contemplant les étoiles et le mince croissant de la lune. Pendant trois heures le train traverse une immense forêt de pins absolument déserte et il est difficile de ne pas s'y figurer une de ces histoires dont les journaux américains nous ont fourni à peu près tous les jours un spécimen : dans un endroit où une forte courbe ou une voie en réparation oblige le train à ralentir, deux ou trois hommes escaladent la locomotive le revolver au poing et contraignent le mécanicien à arrêter en un point où sont des complices apostés. Ceux-ci, armés également, se font livrer les plis de la poste et les portefeuilles des voyageurs. La chose a été tentée il y a moins de huit jours dans un Etat voisin; il y a eu lutte et mort d'homme. Juste comme nous admirons cette belle solitude, un incident survient qui fait apprécier la saveur de l'histoire. La portière, par mesure de sûreté, ne peut s'ouvrir que quand on a relevé une trappe au-dessus de l'escalier de descente. La trappe se soulève sous les pieds d'Hamy, un homme en sort en chapeau de cow-boy et manches de chemise, passe rapidement en nous bousculant, sans rien dire, et s'enfile dans le couloir du wagon. Un peu ahuris nous pensons qu'il serait à propos de prévenir les agents du train. Il y en a trois justement dans le cabinet de toilette voisin séparé du couloir par un épais rideau ; ils n'ont rien vu, mais se mettent sur notre indication à la recherche de l'intrus. Après cela nous n'entendons plus parler de rien. L'homme a-t-il trouvé une cachette dans les cabinets ou armoires d'office dont le train possède un certain nombre ? Dans le doute faut-il se coucher ? Nous sommes quelque temps à nous y décider. Hamy qui s'est éclipsé un moment me confie qu'il a mis ses banknotes dans ses souliers où il espère qu'on ne viendra pas les chercher. Jusqu'à minuit, heure de notre arrivée à la première station, le train s'arrête deux ou trois fois dans la nuit noire et nous attendons avec curiosité ce qui va suivre, mais il ne se passe rien et notre petit roman en reste là.

 

Jeudi 8 septembre 1910

 

Nous avons passé la plus grande partie en gare de Williams. Vers 8 h, avec deux heures de retard, on raccroche notre wagon au train venant de Los Angeles, mais on nous prévient qu'il faudra changer de voiture dans la journée. Nous sommes toujours dans les bois de pins. Sur la hauteur on voit l'observatoire de M. Lowell que nous étions invités à visiter, mais dont nous nous dispenserons car cela ne nous paraît pas valoir un arrêt de 4 heures. Petit à petit les pins se raréfient puis disparaissent et nous avons pour plusieurs heures à traverser un autre énorme désert sans arbres, sans eau, sans herbe, rien que des petites broussailles avec des collines de rochers rouges à l'horizon, quelques moutons, boeufs ou chevaux trouvent cependant le moyen d'y vivre, mais on ne voit personne qui en prenne soin. C'est cependant moins désolé que le désert de Mojave et moins chaud car nous restons tout le temps vers 2000 m d'altitude.

Nous passons ainsi à Aamarada où un écriteau signale à 6 kilomètres de distance une forêt de troncs d'arbres pétrifiés. Dans l'après-midi une vallée se dessine, on la suit le long d'une rivière indigente qui n'est guère qu'une série de flaques de boue au milieu des cailloux. Dans les fonds, on voit quelques champs de maïs auprès de villages indiens formés de maisons basses et carrées sans toit comme les maisons kabyles. Des femmes cuivrées, drapées d'étoffes rouges, regardent passer le train.

Vers 7 h du soir nous sommes à Albuquerque d'où un embranchement se dirige vers le Mexique. Nous visitons à la station un bazar indien très bien fourni, avec idoles, instruments de pêche et de chasse, tamis, poteries, etc. Tout cela est curieux mais cher et guère commode à rapporter. On remonte en wagon, on dîne et l'on regagne sa couchette après avoir pris assez longuement le frais sur la plate-forme du wagon d'observation où il n'y a pas trop de poussière. Il faut cependant l'abandonner car une locomotive de renfort vient s'y appuyer pour nous aider à gravir un ravin et rend la place intolérable par sa chaleur et ses mugissements. L'usage français d'interposer un fourgon entre les locomotives et les wagons de voyageurs n'existe pas ici.

 

Chicago, le dimanche 11 septembre 1910

 

On m'a assuré ici à la poste restante n'avoir point de lettres pour moi, mais toujours après une recherche bien rapide. Il est vrai que nous pouvons être en avance sur la date que je t'avais indiquée.

Nous avons renoncé à la visite de l'Observatoire Lowel qui aurait entraîné des complications (les trains ne passent pas souvent dans l'Arizona), mais nous avons à peu près accepté des invitations pour deux autres observatoires . Dearborn près d'ici, et Blue Hills près de Boston...

 

Vendredi 9 septembre

 

Pas grand'chose à dire de cette journée passée à rouler presque sans arrêt dans des plaines désertes. Dans la nuit nous sommes descendus par une contrée ravinée et sauvage (le Nouveau Mexique) du grand plateau de l'Arizona (2000 m d'altitude), presque au niveau de la mer. Mais heureusement le temps s'est fort rafraîchi (20° en un jour, disent les journaux) et nous ne retrouvons pas la chaleur de la Californie. Vers 8 h, Hamy me quitte à la station de la Junta. Son billet l'oblige à passer par Denver ce qui prend plus de temps. Nous convenons de nous retrouver à l'Auditorium Hôtel à Chicago. J'ai encore pour compagnon un professeur hongrois (Dr de Jarmay) que Hamy a connu sur le bateau de l'Alaska et que nous avons retrouvé à El Tovar. Il habite Budapest, parle bien le français et l'anglais, est célibataire et emploie ses vacances à de longs voyages. Il me quittera demain matin pour prendre la direction de Saint-Louis.

A mesure que l'on avance, le pays devient moins sec, les arbres reparaissent, avec eux quelques rivières qui se traînent sans savoir de quel côté couler, des canaux d'irrigation et avec eux de grandes cultures, surtout des champs de maïs à perte de vue. C'est plutôt soporifique. Je lis les magazines américains dont le wagon est suffisamment pourvu et je tâche d'écrire malgré les secousses violentes auxquelles nous sommes soumis sans trêve. On tâche de se persuader que cela est bon pour la santé. J'ai renoncé à envoyer des cartes postales parce qu'on m'a dit que toutes celles qui offraient quelque attrait étaient volées en route. Le pays du reste n'en inspire pas.

 

Samedi 10 septembre 1910

 

Le temps est toujours beau et assez frais, comme la veille. La contrée devient plus riante. Les grandes cultures font place aux fermes et aux bouquets d'arbres, la campagne est verte et après avoir ressemblé à la Champagne ou à la Beauce elle finit par prendre un aspect normand ou picard.

Je prends congé de M. de Jamay, homme aimable qui a beaucoup vu et qui raconte bien. L'approche de Chicago est signalée par de grosses agglomérations, des affiches, des tramways et des usines. A midi, je débarque à Dearborn Station, après avoir confié mes bulletins de bagages contre reçu à un transfert-agent. Je ne suis pas tout à fait sans inquiétude car j'ai négligé à El Tovar de vérifier la conformité des numéros pris par un employé de l'hôtel trop zélé, et tu juges de l'agrément si j'allais recevoir des bagages qui ne seraient pas les miens et s'il fallait réclamer à 2500 km de distance.

Un omnibus me mène à l'Auditorium Hôtel, très luxueux. On me loge au n° 508 au 5e étage, mais j'ai bien encore dix étages au-dessus du moi et l'ascenseur ne met pas, je crois, cinq secondes à franchir la distance quand il ne s'arrête pas en route. Ma chambre a un ameublement de style, au moins dix lampes électriques, cabinets, salle de bains, panorama du lac Michigan qui s'étend à perte de vue et qui est sillonné de steamers, de canots automobiles et de yachts à voile.

Je vais à la poste, sans succès, je déjeune dans un restaurant à bon marché où l'on se sert soi-même en collectionnant sur un plateau les petits plats qui vous plaisent, additionnés d'un verre de lait. Une personne au coup d'oeil sûr à la vue de votre plateau poinçonne sur votre fiche ce que vous avez à payer et l'on se tire très bien d'affaire pour 1fr 50. Rentré à l'hôtel, j'écris à Hamy pour lui faciliter le moyen de me retrouver dans cette énorme bâtisse. J'écris aussi à MM. Frost et Fow pour leur annoncer notre visite probable.

Après cela, au Musée des Beaux-Arts, bâtiment carré dans le style grec, guère moins grand que la Cour du Louvre, mais écrasé par des maisons gigantesques qui se dressent en face. Ce musée est arrangé avec beaucoup d'intelligence et abondance d'étiquettes explicatives. Au rez-de-chaussée, moulages soignés des plus belles oeuvres de sculptures éparses dans les musées d'Europe et qu'il est intéressant de trouver ainsi réunies. Au premier étage, collections de peintures formées surtout par les dons d'Armour et des autres millionnaires de l'endroit. Très belles oeuvres de flamands et de français : Rembrandt, Hobbema, Corot, Troyon, Bourguereau sont abondamment représentés. D'autres, comme Bonnat ou Cabanel, n'ont qu'un ou deux morceaux, mais tout à fait de choix. Je vais ensuite au bord du lac où je me laisse tenter par un petit steamer qui annonce le départ pour Lincoln Park à une dizaine de kilomètres de là. (Chicago a une façade de 35 km sur le lac). Peu de passagers ; on est je crois sous l'impression d'une catastrophe survenue il y a deux jours : un grand vapeur a sombré au milieu du lac et 33 personnes ont péri. Le lac est assez agité mais notre petit vapeur qui file d'un train enragé passe à travers les vagues sans s'en soucier. Nous croisons beaucoup de canots automobiles et de yachts à voiles, dont quelques-uns, pour montrer leur habileté à la manoeuvre, se font presque couper en deux par notre vapeur. Le débarquement se fait sur une petite passerelle sans rampe où peu de dames françaises se risqueraient. Mais ici c'est à peine si l'on surveille un peu les enfants. La promenade à Lincoln Park est jolie avec beaux emplacements pour le canotage et le tennis. Il y a une ménagerie bien organisée, notamment une famille entière de lions qui paraît jouir d'une santé vigoureuse, les jeunes cabriolant comme des fous pendant que le père ne cesse de rugir et de grogner contre ses barreaux. Ce n'est pas dans notre espèce seulement que l'âge influe sur le caractère. Pour le retour, j'attends plus d'une demi-heure un bateau qui ne vient pas. Découragé j'essaye des tramways mais sans grand succès. Ils partent dans la bonne direction et dévient en route, ou refusent de s'arrêter au point où on les attend. Impossible de tirer des conducteurs autre chose que d'insuffisantes monosyllabes. Je ne rentre à l'hôtel qu'à 7 heures passées, craignant d'avoir fait attendre Hamy, mais il n'est pas encore arrivé.

Après dîner je vais passer une heure dans un cinéma mais, au lieu de vues changeantes, on a surtout des danses de goût bien américain, des chansons et des dialogues comiques dont les finesses m'échappent. Je rentre charger mes plaques photographiques et me coucher. Il y a grande réception à l'hôtel qui est organisé comme le Continental. Plus de cent automobiles devant la porte, beaucoup de messieurs en habit, de dames décolletées dans les escaliers. Je dors ou tâche de dormir au son d'un bruyant orchestre.

 

Chicago, le lundi 12 septembre 1910

 

Je n'ai point eu d'autres nouvelles de vous hier, mais le dimanche en est peut-être la cause.

 

Dimanche 11 septembre 1910

 

La matinée débute par quelques études sur le jeu compliqué de mes nombreux becs électriques et de mes nombreux robinets d'eau froide ou chaude. Je m'installe pour écrire à l'un des petits bureaux bien commodes qui sont sur un palier du grand escalier, tout en marbre, mosaïques, boiseries et dorures. On ferait un volume rien qu'à décrire la décoration de l'établissement. Presque partout les lumières électriques sont rendues invisibles et l'éclairage, très abondant, n'est donné que par le reflet sur les murs.

J'avais par lettre donné rendez-vous à Hamy à cet endroit. Il vient en effet de m'y retrouver vers 9 h Il est arrivé hier dans la soirée avec du retard, mais sans difficultés. Nous étudions ensemble des indicateurs plus complets que ceux que nous avons pu avoir jusqu'ici. Il en résulte que la visite de Yerkes, qui est à 140 kilomètres, ne peut pas se faire pratiquement dans la journée du dimanche, la plupart des trains étant supprimés ; on ne pourrait pas revenir le soir ici. Nous décidons de remettre la visite de Yerkes à demain, celle de Dearborn et de l'Université à après-demain. Nous essayons de téléphoner pour contremander les visites annoncées, mais après une longue attente on n'obtient pas de réponse et nous envoyons sur place deux télégrammes.

A 10 h 1/2 nous nous mettons en marche pour l'église Notre-Dame, d'après les indications du plan et ayant eu la chance de découvrir le bon car nous arrivons à 11 h pour la grand'messe. Grande église, bien décorée dans le goût italien. Tout s'y passe comme à Paris, sauf les bancs au lieu de chaises, et l'on y prêche même en français.

Notre tram nous ramène dans le voisinage du lac où nous déjeunons dans un restaurant. Hamy, sur le récit que je lui ai fait de Lincoln Park et de la navigation sur le lac, a le désir d'y aller. Nous embarquons donc comme je l'avais fait la veille sur un petit vapeur. Assez grand mouvement de canots automobiles et de steamers, mais pas de jolis voiliers comme la veille. Il faut croire que les moeurs du pays n'encouragent pas ce sport le dimanche. Peu de monde sur le bateau ; nous sommes fort à notre aise pour voir se dérouler le spectacle du port et des hautes maisons. Beaucoup de mouettes posées sur le lac ou volant autour de nous. Trois musiciens nègres avec casquettes officielles nous font entendre des chansons avec accompagnement de guitare et font ensuite la quête.

A Lincoln Park, grande affluence. Nous visitons la ménagerie plus à loisir que je ne l'avais fait. Il est défendu de donner à manger aux animaux. C'est donc d'une façon tout à fait désintéressée qu'ils déploient leurs grâces devant le public. Il y a dans ce genre un éléphant qui est remarquable et qui n'arrête pas d'agiter sa trompe, sa queue ou ses grosses pattes dans l'intention évidente de faire le beau. Les bisons, tourmentés par les mouches, entrent jusqu'à la moitié du corps dans l'eau et s'aspergent sans trêve la tête et le dos avec leur queue. Nous visitons aussi des serres riches en plantes tropicales et en fleurs rares, une grande pièce d'eau où quantité de canotiers novices s'entrechoquent, une autre où poussent des Victoria regis, plantes à feuilles flottantes si grandes qu'elles pourraient servir de plateau à un enfant. Nous essayons quelques photographies.

Retour par le bateau avec vent contraire et lac assez agité. Le pont assez bas sur l'eau est si éclaboussé que tout le monde se réfugie à l'arrière, mais cela n'arrête pas l'entrain des chanteurs nègres.

Après dîner nous allons dans le cinématographe à 25 cents. Un vrai, cette fois, avec peu de chansons et pas d'exhibition de toilettes. Le spectacle est tout à fait pour familles : on y voit le bon criminel qui rachète ses torts en sauvant une petite fille dans un incendie fort bien machiné, les incartades de jeunes filles en pension, des évolutions militaires accomplies avec une vitesse prodigieuse, des cavaliers qui montent ou descendent des pentes impossibles. Naturellement on a triché en accélérant la manivelle ou en donnant une inclinaison fallacieuse aux photographies.

Nous faisons ensuite un tour dans les rues centrales que nous supposons devoir être les plus animées. Mais à part quelques hôtels aux entrées brillantes et somptueuses comme le nôtre, nous ne voyons pas grand'chose de remarquable.

La chaleur est revenue très lourde et nous rentrons nous coucher de bonne heure. Dans la nuit un orage éclate avec éclairs et pluie torrentielle, et joint au bruit incessant des trains, nous rend le sommeil difficile.