LA REVUE D'HIVER A CREVECOEUR LE GRAND

 

- Personnages -

 

Capitaine GAUCHER, commandant du Port.

Capitaine de JOLIMINET, directeur du dépôt.

Capitaine de génie SAPEJOUX (du génie) commandant d'escadre.

Capitaine MAQUIGNON, chargé de la police, à bord du vaisseau amiral.

Lieutenant PAUL, futur empereur, futur capitaine, poète, musicien, bibliophile, photographe, ingénieur, homme du monde, plein d'esprit, commandant, en dehors de ses moments de loisirs la 3° Compagnie.

Lieutenant LARKANGE, commandant l'artillerie de la place (canons sans poudre, poudre sans fumée, fumée sans feu).

Lieutenant LAPANNE, aviateur de passage.

Monsieur LOQUIDOR, l'homme de la montagne. Il porte sur le front une étoile dorée. Ce n'est pas l'étoile d'amour, c'est le pentacle de l'administration.

Chargé de la comptabilité de la matière.

S/Lieutenant HERODOTY, latiniste plein de licences, qui finissent par le conduire au doctorat. Jeune homme énergique, un peu timide, adjoint au lieutenant PAUL, qui l'a embauché pour faire le travail.

LEBARBU, sous-lieutenant d'artillerie, ingénieur en chef des arts et manufactures; esprit cultivé (mais que ce fut pénible !). Aime beaucoup, beaucoup les confitures.

Le sergent CHERCHEUR (comme son nom l'indique).

SAINT POUKENAI, maréchal errant.

Adjudants, sous-officiers, hommes de troupe, artilleurs, sapeurs, pompiers, aérostiers, fantassins, cuirassiers, marins, etc. c'est l'élément militaire.

Femmes, soeurs, cousines, amies de l'élément militaire, c'est l'élément semi-civil.

Indigènes ; maire, cultivateurs, libraires, colonels en retraite un peu gâteux, et leurs femmes; pucelles demi-vierges, etc. c'est l'élément entièrement civil.

 

Décors brossés par Mirtil. Costumes de la maison Guastalla. Mise en scène de Paul Pasquet.

 

Les artilleurs frappent les 3 coups (faute de pouvoir les tirer).

 

Premier tableau

 

La scène se passe dans la salle des fêtes de l'hôtel du Lion d'or, où est installé le mess des officiers.

Décor austère, comme il convient; au mur, portraits d'ancêtres, et 3 peaux de biques (il ne fait pas froid du tout, mais les lieutenants Lapanne, Larkange et Lebarbu, trouvent que c'est un vêtement très chic; leurs camarades leur passent cette innocente manie).

Ticoticotic, l'oiseau, piqueur-à-la-machine, écoute les silences impressionnants. Tout le monde est à table.

Le lieutenant Paul conduit la conversation à travers mille obstacles.

Le capitaine Gaucher approuve toutes les deux minutes.

Le capitaine de génie Sapejoux (du génie) lance toutes les cinq minutes des fléchettes courtes et pointues, qu'il trouve sans doute dans son approvisionnement en munitions.

Le lieutenant Larkange a l'air sombre et préoccupé, comme s'il roulait dans son cerveau des projets énormes, ou comme si on lui avait mangé sa soupe. C'est une façon comme une autre de se faire remarquer.

Le sous-lieutenant Lebarbu, sort toutes les dix minutes une grosse cochonnerie - mezzo voce - ce qui scandalise.

Monsieur Loquidor boit et trinque avec le capitaine Maquignon.

Le capitaine de Joliminet fulmine contre le lieutenant de gendarmerie, à intervalles assez réguliers. Le lieutenant Paul se joint dans ce cas, immédiatement à lui.

Monsieur Loquidor prend toujours la défense du gendarme qu'il ne connait pas (par esprit de contradiction et pour montrer qu'il a une opinion).

Le sergent Chercheur joue au pince-sans-rire et au calembourdier. Il réussit mieux la photographie.

Herodoty, le latiniste, dresse l'oreille à chaque mot grec ou latin, et sourit d'un air pitoyable.

La conversation est tombée depuis dix bonnes minutes, et s'est cassée en menus débris. Le lieutenant Paul, malgré ses efforts, n'a pas réussi à en ramasser le moindre morceau.

Le sergent-porteur-du-mot frappe à la porte, l'ouvre de la main gauche, et remet de la droite au lieutenant Paul le pli qui contient le mot. Ayant les deux mains ainsi occupées, il salue comme il peut, gauchement de la main droite.

Il sort.

Un sourire satisfait éclaire la figure du commandant du Port qui rompt le cachet de l'enveloppe déjà ouverte. Il lit des yeux, puis reporte ses regards sur les convives d'un air interrogateur.

Chacun est un peu ému, jusqu'au silence lui-même, qui attend impressionné parce qu'il sent bien qu'il va être rompu.

 

 

Le capitaine Gaucher (d'une voix joyeuse)

Nom d'un chien !... Le mot d'ordre étant "Merle" quel est le mot de ralliement ?

Le sergent Chercheur

Merle !... quel est ce merle ?

Le lieutenant Paul

Je sais tout, mais je veux vous laisser chercher; toutefois si vous voulez bien vous reporter au fascicule 96 du B.O. vous trouverez la biographie du général Merle, qui fut un de nos plus grands capitaines !

Le sergent Chercheur (qui ignore complètement ce qu'est le B.O., et le dit d'ailleurs à chaque instant, avec une telle ostentation, que bien évidemment, il voudrait faire croire qu'il ne l'ignore pas, et passer pour celui-qui-joue-à-ignorer-le-B.O.).

J'ai fait le voeu d'être ignorant jusqu'à la fin de la campagne, de la signification de ces deux lettres... Ne me le dites pas, je vous en prie... Je suis un homme de parole.

Le capitaine Gaucher

Voyons Larkange, vous qui avez du flair...

Le capitaine de génie Sapejoux (du génie)

Peut être...

Le lieutenant Larkange (d'un air tragique)

Je n'ai pas entendu.

Le capitaine Gaucher (de plus en plus insinuant)

Donneriez-vous le mot de ralliement ?

- Un silence de 45 secondes -

Monsieur Loquidor

Quand on n'a pas de grives, on mange des merles.

Le capitaine de Joliminet

Monsieur Loquidor, vous cherchez encore avec des réticences, à détourner la conversation. Il faut vous exprimer clairement et non pas par hyperboles.

Monsieur Loquidor (d'un air vexé)

Je ne suis pas comme Monsieur Herodoty, ni même comme le sergent Chercheur. Je ne connais qu'une langue c'est la mienne.

Le lieutenant Larkange

Ca ce doit être une cochonnerie.

Le capitaine de génie Sapejoux (du génie)

C'est drôle?

Monsieur Loquidor (au capitaine Sapejoux)

Mon capitaine, ceci ne s'adressait pas à vous.

Le lieutenant Larkange

A qui alors ?

Monsieur Loquidor (de plus en plus vexé)

Pas à vous Monsieur Larkange. Je m'adressais au commandant du dépôt, dont je dépends.

Le capitaine de Joliminet (d'un air détaché)

Si vous voulez.

Monsieur Loquidor (qui se rassérène, mais avec un peu d'amertune)

Mais non pas si je veux, mon capitaine. Vous êtes mon chef, et c'est vous qui signez. J'écris, c'est entendu, mais n'ayant pas la signature, vous pensez bien que je me préoccupe peu de ce que j'écris.

Le capitaine de Joliminet

Oh moi, vous savez, je signe sans regarder.

Le lieutenant Paul

Et c'est ainsi que tout va pour le mieux.

Monsieur Loquidor (décidemment en verve)

Je ne sais si tout va pour le mieux dans votre compagnie, Monsieur Paul, mais du moins dans l'arme de l'administration, tout va très bien... et, s'il y avait partout des hommes aussi dévoués...

Je me rappelle de votre commandant, quand j'étais à Lyon...

Le lieutenant Paul (un peu méprisant)

C'était sans doute un commandant des subsistances.

Monsieur Loquidor (agressif)

Oui, Monsieur Paul, et vous ne le serez pas de sitôt.

Le lieutenant Paul

Commandant dans l'arme des subsistances, je l'espère bien.

Monsieur Loquidor (qui devient méchant)

Tâchez d'abord d'avoir votre troisième galon, que vous attendez avec tant d'impatience, mais que vous n'avez pas encore, Dieu merci ! Même en campagne, on tient tout de même compte de la valeur et du travail, et je pense...

Le capitaine Gaucher (l'interrompant)

Voyons, voyons, Monsieur Loquidor,vous feriez mieux de ne rien dire, que de nous raconter toutes ces histoires...

Et nous n'avons toujours pas le mot d'ordre... Ce n'est pourtant pas difficile... Nom d'un chien !... Merle !...

Le sous-lieutenant Lebarbu (à demi-voix)

Mange.

Le capitaine de génie Sapejoux (du génie)

Monsieur l'ingénieur, vous parlez toujours pour qu'on ne vous entende pas. - (un temps) - Ce n'est pas poli.

Le sous-lieutenant Lebarbu (rosissant sous ses poils châtains)

Mon capitaine, le lieutenant Larkange a parfaitement entendu.

Le lieutenant Larkange

Certes, mais j'espère que ce n'était pas pour moi.

Le capitaine Gaucher (avec un sourire)

Qu'est ce qu'il a dit ?

Le lieutenant Paul

Il a dit Bange, parce qu'il est artilleur mais c'est idiot.

- Un long silence -

Le lieutenant Paul (au lieutenant Lapanne)

Vous avez garé votre appareil sous le hangar.

Le capitaine de génie Sapejoux (du génie) (encore sous le coup de la colère qu'il a prise le matin même, quand il a fallu hospitaliser un avion sous le hangar de son bateau).

Ouais !

Le lieutenant Lapanne (embarrassé)

Oui... c'est à dire... non... ou du moins pour très peu de temps. Je pense partir ce soir même.

Le capitaine Gaucher (conciliant)

Ceci me parait un peu tôt. Le vent souffle à 38 mètres, nom d'un chien, et pour aller à Poperinghes, vous pourriez avoir une panne, Lapanne. Attendez au moins jusqu'à demain. Vous êtes à l'abri.

Le lieutenant Larkange

Et le séjour est enchanteur ! On s'amuse follement à Crèvecoeur, surtout à table, où la gaieté règne, et où les réparties se croisent par dessus la tête de Monsieur Loquidor, qui est un philosophe, et qui ne dit rien.

Le capitaine de Joliminet

Qui ne dit rien! Hum! Je trouve qu'il parle trop.

Le lieutenant Paul

Pour ne rien dire.

Le lieutenant Larkange

C'est bien ce que je disais.

- Un très long silence - On passe le fromage. C'est du Roquefort. Le lieutenant Paul qui a des goûts bizarres a l'habitude de mélanger le fromage à son café. Il en met de côté une quantité soigneusement dosée.

Monsieur Loquidor

Tous les goûts sont permis; moi, je préfère un litre à seize ou encore (un sourire aimable au lieutenant Larkange) un canon.

Le lieutenant Larkange (qui n'a pas su apprécier l'attention)

A seize personnes ?

Le lieutenant Paul

Monsieur Loquidor a des goûts qui lui sont propres. Il préfère le vin frelaté, moi je préfère le bon Bourgogne.

Monsieur Loquidor

J'aime le vin de mes origines modestes. Tout le monde n'est pas de la haute...

Le lieutenant Larkange (interrompant)

...ni de la Haute Savoie...

Monsieur Loquidor

...Monsieur Paul, ce peuple qui aime le mauvais vin, ne doit pas être méprisé. Je m'enorgueillis d'en sortir. (S'animant) et mon commandant que j'avais à Lyon, me disait souvent que c'était là la meilleure de mes notes.

(Personne ne relève ces derniers mots.) Après un laps de temps, Monsieur Loquidor continue.

Oh ! Quel brave homme ce commandant! Tous les jours à 6 heures, il était à son bureau, et comptait lui-même tous les sacs de farine.

En revanche, le dimanche, il nous demandait quelquefois de venir travailler le matin !... Et je le faisais bien volontiers, bien que c'eut été plus agréable pour moi d'aller taquiner le goujon.

Le lieutenant Paul

Desinat in piscam ! (à Herodoty) vous permettez ?

Herodoty sourit et hoche la tête.

Le capitaine Gaucher

Nom d'un chien! Herodoty n'a pas l'air de trouver ça correct.

On a fait un sort au fromage. Le commandant du Port, après avoir subrepticement consulté son pommoscope, prend le compotier de pommes, et d'un geste large le tend à Herodoty, marqué sans doute N°1 pour la date du jour, par le pommoscope.

Les pommes font trois fois le tour de la table.

Personne n'en prend. Ce sont les mêmes qui servent depuis trois semaines !

Le café est versé, et une épaisse fumée envahit la salle.

Sapejoux, Herodoty et Lebarbu, qui ne fument pas, s'essuient avec vigueur les yeux qui pleurent.

Tout le monde a fini. Mais le capitaine Gaucher ne se décide pas à donner le signal du départ. Il épie dans chaque verre les dernières gouttes de café qui pourraient être bues.

Enfin au bout de 3/4 d'heures, il se lève.

On sort dans un brouhaha général.

 

Deuxième tableau

A la grande papeterie de Crévecoeur

 

C'est le soir, il est 8h 3/4. Les officiers sortent de table.

Devant la boulangerie, un concours de circonstances (la boulangère est une brune encore désirable) a réuni un concours de soldat (les temps sont durs).

Il pleut, le vent souffle, les bouts de cigarettes rougeoient dans la nuit.

Le lieutenant Lapanne s'éclaire avec une lampe de poche phalliforme du plus heureux effet.

Le groupe des officiers pénètre chez le libraire sous le fallacieux prétexte d'acheter les journaux du jour.

La clochette originale a tinté, et dans l'arrière boutique, la sonnerie électrique vibre éperdument, le sous-lieutenant Lebarbu ayant volontairement oublié de bien refermer la porte.

Mademoiselle Elisabeth parait la première, elle tient encore les deux mandarines de son dessert.

 

Le lieutenant Paul (salue cérémonieusement dans un plongeon ridicule mais assez amusant)

Mademoiselle, ne cherchez pas mes hommages, ils sont à vos pieds.

Mademoiselle Elisabeth (montre dans un délicieux sourire, le creux original et gracieux que fait en haut dans sa dentition sa 2° incisive de gauche légèrement en retrait).

Les journaux ne sont pas arrivés ce soir. Je n'ai que le Petit Parisien d'il y a huit jours, et le Journal d'avant hier.

Si cela peut faire votre bonheur.

Le capitaine Gaucher

Nom d'un chien !... C'est très embêtant...

Entre mademoiselle Odette. Dans son ombre se faufile la silhouette sombre et noble de la petite mademoiselle d'Artagnan.

La porte de l'arrière boutique se referme; mais derrière elle, M. Debray, grisonnant, sa femme qui dut être fort jolie, et sa fille aînée, dont plus tard on pourra dire la même chose, regardent par de petits trous pratiqués dans le papier collé aux carreaux, qui imite d'une façon satisfaisante des vitraux à fleurs rouges et jaunes.

Tous les officiers se sont placés sur un rang et saluent très correctement.

Puis les cinq commandants

le commandant du Port,

le commandant du dépôt,

le commandant du ballon,

le commandant de la compagnie d'aérostiers,

le commandant de la 2° section de 75, se détachent du groupe et se placent au premier plan, près de la caisse. Les autres officiers se groupent à l'arrière plan .

Les trois jeunes filles se serrent derrière le comptoir.

 

Choeur des commandants

air : Mme Angot

Voici l'heure

La meilleure

Le groupe des commandants

Vient redire

Qu'il admire

La grâce de ces enfants.

 

1° couplet du commandant du Port

 

Quand nous sortons de table,

Qu'il pleuve ou qu'il fasse beau,

Un sort inéluctable

Nous ramène aussitôt

Au comptoir du libraire

Place de la Mairie

Où nous pouvons distraire

Nos pâles nostalgies.

 

Choeur des trois jeunes filles

(air du refrain)

 

Oui ma chère

C'est le père

Des ces superbes soldats

Qui nous trouve

Il le prouve

Pleines de grâces et d'appas.

 

2° couplet du commandant du Dépôt

(la figure pâle et défaite)

 

De l'aube au crépuscule

Au centre du dépôt

Mon comptable calcule,

Sans hâte et sans repos,

Sa plume toujours ferme

Qu'il tient comme un pinceau

Si je n'y mets un terme

Aura bientôt ma peau.

 

Choeur des officiers subalternes

(au capitaine de Joliminet)

 

Ah minette !

Quelle tête !

Et comme vous voilà fait

Ce comptable

Trop coupable

Doit épier ce forfait.

 

Les officiers subalternes entourent Monsieur Loquidor, et se préparent à le passer à tabac mais ils sont interrompus par le capitaine Sapejoux qui chante le

 

3° couplet du commandant du ballon

 

Lorsque je prends la route,

Avec la Pinerva,

Le chauffeur me dégoûte,

Je ne lui parle pas

Si ce n'est pour lui dire,

A 300 lieues d'ici,

"Amon bureau"; le pire

C'est qu'il parait surpris!

 

Tout le monde en choeur

 

L'habitude

d'être rude

Vous a fort bien réussi

Et les hommes

Tout en somme

Très fiers de votre mépris.

 

Tout en chantant le dernier refrain, le commandant de la 3° compagnie des aérostiers a décroché d'une panoplie pour enfant un casque de dragon. Il s'en est coiffé. Et cette coiffure, le croirait-on, lui sied à merveille.

A peine trop étroite (les cheveux qui restent sur la future tête impériale ne sont pas encombrants).

Le lieutenant Paul casqué ainsi fait une aile de pigeon à gauche, puis une à droite vers la caisse, où le choeur des jeunes filles commencent à s'échauffer.

D'un ton un peu emphatique, mais très savamment nuancé, le lieutenant Paul débite la tirade suivante, pendant que les trois commandants, qui ont déjà chanté leur couplet, achètent vivement des journaux quelconques et filent à l'anglaise afin de dégager la scène un peu étroite.

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(Toute cette tirade a été supprimée par la censure, auprès de qui les auteurs et le lieutenant Paul lui-même ont vainement insisté.

Les censeurs n'ont pas voulu revenir sur leur décision; ils nous ont cependant autorisés à nous excuser auprès du public et à lui exposer les raisons pour lesquelles nous avons été coupés, impitoyablement, par eux.

A la réflexion, et par respect pour les bonnes moeurs, nous préférons ne rien exposer. Nous déclarons simplement que les nécessités de la défense nationale sont absolument étrangères à cet incident.)

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Les dernières paroles du lieutenant Paul provoquent une grande animation; Monsieur Loquidor et le sous-lieutenant Herodoty sont parmi les plus excités. Les trois gracieuses jeunes filles très animées elles aussi descendent sur la scène et chacune d'elles fait choix d'un cavalier.

Mademoiselle Odette a choisi Lebarbu, sa soeur le beau Jacques (c'est ainsi que ces demoiselles désignent entr'elles le sous-lieutenant Herodoty), Mademoiselle d'Artagnan prend le bras de Monsieur Loquidor.

Le lieutenant Larkange s'assied derrière la caisse; le capitaine Maquignon reste seul au milieu de la scène, comme dans la figure de cotillon bien connue, où le nombre des figurantes étant n, celui des figurants est n+1. (Il sort d'un air navré.) Le sergent Chercheur, à cheval sur l'échelon le plus élevé de l'escabeau de la librairie, continue ses passionnantes recherches relatives au B.O.

Pendant que les conversations 2 à 2 sont fort animées, le lieutenant Larkange, aidé par instant du sergent Chercheur, s'occupe de la clientèle, et fait de splendides affaires. Une fillette sort du magasin, tout ébahie d'avoir reçu pour 1 sou un magnifique lot de journaux variés, quand dans l'embrasure de la porte apparaît la noble figure du vieux colonel "Rassemblement".

 

Le vieux colonel (voix chevrotante légèrement cassée)

Garde à vous !

Le lieutenant Larkange

S'il vous plaît.

Monsieur Loquidor (abandonnant mademoiselle d'Artagnan pour se précipiter à la rencontre du vieux colonel)

Mon colonel !

Le vieux colonel

Rassemblement!

Monsieur Loquidor (au lieutenant Larkange)

Je vous présente le vieux colonel, qui désirerait vous parler.

Le vieux colonel

Garde à vous !

Le lieutenant Larkange

Bonjour monsieur; enchanté! Que puis-je pour vous ?

Le vieux colonel

Voilà lieutenant - Rassemblement - J'habite en face de chez Monsieur Buet. C'est un ami à ma femme. Dans sa maison, il y a des artilleurs - Garde à vous - qui font des niches à des aérostiers. Est-ce pour le service ?

Le lieutenant Larkange (peu aimable)

Peut-être. Qu'est ce que vous voulez que ça me foute.

Le vieux colonel

Garde à vous ! Ca ne peut plus durer. Hier encore les artilleurs ont ouvert le grand robinet de la cuisine, et le bruyant clapotis de l'eau a réveillé les aérostiers.

Qu'auriez-vous fait à ma place ?

Le lieutenant Larkange

Je ne sais pas ce que j'aurais fait, hier, à votre place, mais je sais bien ce que je ferais maintenant si j'étais vous !

Le vieux colonel

Rompez vos rang !

Le lieutenant Larkange

Vous l'avez dit.

Le vieux colonel (furibond)

Je suis un vieux colonel. J'ai commandé à plusieurs régiments, et jamais, lieutenant, on ne m'a parlé ainsi.

(Tout en parlant le vieux colonel se dirige vers la sortie en brandissant sa vieille canne, il ouvre la porte, puis il sort. Tout le monde le suit et toute la fin de la scène se passe sur la place de la mairie.)

J'en rendrai compte, Monsieur le lieutenant - Rassemblement - et j'irai jusqu'au bout - Garde à vous - .

(Il s'éloigne puis revient sur ses pas.)

Si j'avais quinze ans de moins, je ferai la chose moi-même, mais il y a à Beauvais des généraux, moins gagas que le vieux colonel, et je compte sur eux. D'ailleurs je vais le dire à ma femme...

(Tout le monde se tort, sauf le lieutenant Larkange qui la trouve mauvaise, monsieur Loquidor qui est en admiration devant son vieux colonel.)

On a retrouvé sur la place tous les capitaines sortis précédemment de la librairie. Le capitaine Gaucher, Monsieur Loquidor et le lieutenant Larkange forment un groupe excessivement animé. Monsieur Loquidor et le lieutenant Larkange échangent les pire injures. Le capitaine Gaucher tâche de calmer les deux combattants. Mais ses "nom d'un chien" restent inefficaces.

Tous les autres accompagnent le départ du vieux colonel en chantant sur l'air bien connu:

 

Il va le dire

A sa femme

Qu'un méchant lieutenant

Lui dit rompez vos rang

Il va le dire

A sa femme

C'est ça qu'est embêtant !

 

Les chants se perdent au tournant de la rue, et le rideau tombe pendant que Loquidor et Larkange se traitent de

Vaurien, menteur, filou, réserviste, fripouille, comptable, etc., etc.

 

Troisième tableau

 

La revue n'a pas été

achevée

par la suite du départ

inopiné

pour Dunkerque.

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