AUTOBIOGRAPHIE

 

Le souvenir le plus ancien est celui de mon arrière grand père maternel François AUPHAN, arrière grand père paternel de l'amiral Paul Auphan. J'aurai peut-être l'occasion de reparler de ce dernier.

Cet arrière grand père était architecte. Fils d'un modeste colporteur, il avait été remarqué par le duc de la Rochefoucauld Liancourt qui l'avait orienté vers l'Ecole de Cluny.

Et il avait fait dans la ville d'Alais (aujourd'hui Alès) une calme et honorable carrière.

Né avec le 19° siècle il avait à l'époque où je réalise ce premier souvenir quelques 85 ans.

Vêtu d'une houppelande qui lui descendait jusqu'aux pieds, coiffé d'une calotte de soie, il se chauffait, assis dans un grand fauteuil, auprès d'un feu de bois dont les braises favorisaient inlassablement le mijotement d'un vin à la cannelle.

Mon arrière grand mère, un peu plus jeune que lui, faisait pendant de l'autre côté de la cheminée. Sous son bonnet noir son visage ridé comme une vieille pomme était encore rose et avenant, et l'on devinait sous sa longue robe noire de menus petits pieds qui trottinaient allégrement.

Mon aïeul, grand et fort, se déplaçait peu, et cette quasi immobilité donnait encore plus de majesté à son visage romain, impassible et qui m'intimidait beaucoup...

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Je suis né le 15 janvier 1881 à la Grand Combe (Gard). Mon père, Louis Ernest Charles LANGE, ingénieur de l'Ecole des Mines de Saint-Etienne, avait débuté à la Compagnie des Mines de la Grand Combe; et c'est là qu'il épousait ma mère Marie Françoise Geneviève MITTRE, fille d'un ancien élève de la même école des mines.

Un premier chapitre s'impose à mon esprit qui s'étend jusqu'en 1895, année de la mort de mon père, sur laquelle je reviendrai.

Des mines de la Grand Combe mon père était passé aux mines de Rochebelle, où il fit une courte et brillante carrière, jalonnée par les avancements successifs.

J'ai grandi là dans un milieu industriel, un peu spécial à cause du caractère de l'indigène. Ces circonstances ont certainement laissé leur empreinte, qui a pu par la suite donner à mes pensées, à mon attitude morale, et à ma façon d'être leur conformation originelle.

L'ingénieur des mines mène une vie sévère. Le carreau de la mine où s'élève forcément son logis et où se constitue son foyer n'est fait ni pour le désoeuvrement ni pour les plaisirs. C'est à une vie quasi solitaire et rude à laquelle il est voué.

C'est ainsi que tour à tour nous avons habité à Fontanès à moins de deux cents mètres du puits, au dessus du magasin local, puis à Rochebelle une maison modeste mais plus indépendante, avec un jardin bien clos, et qui me paraissait alors un monde mystérieux, et enfin dans la dernière partie de cette période, la grande maison de ma grand mère, qui nous réservait 14 ou 15 pièces réparties en deux étages, et qui possédait sur le quai du nord à Alais - aujourd'hui Alès - un minuscule jardin.

Je dois dire que ce troisième logis était relativement grandiose. En bordure de la ville il favorisait aussi - à sa mesure - les relations mondaines. Nous y menions à nos yeux une vie large. Bien chauffés par les prestations gratuites de combustibles, honorablement servis par deux domestiques c'était là la vie provinciale d'une petite bourgeoisie sans grandes ambitions qui s'écoulait dans une opulence très satisfaisante.

La situation de mon père, une quinzaine de mille francs par an à l'époque, les petits revenus de ma mère, elle avait eu 30.000 francs de dot, ceux de ma grand mère qui provenait d'un capital d'une cinquantaine de mille francs et des loyers de deux maisons dans Alès, tout cela suffisait à nos besoins et à notre bonheur.

J'allais oublier que mon père possédait encore dans la banlieue de Rochebelle une petite propriété de quelques 3 hectares au milieu de laquelle sur une terrasse de fort bonne allure s'élevait une agréable habitation. Celle-ci ne comportait que le confort habituel de cette époque lointaine. On n'y connaissait ni l'eau courante, ni le chauffage central, ni même les W.C. intérieurs. Mais le progrès ne nous avait pas encore habitués à être difficiles. Et le dimanche quand nous "descendions" à la Messe, on ne renâclait pas devant les quatre km A. et R. qu'il fallait dérouler à pied.

C'est au cours de l'année 1890 que nous nous installâmes dans la demeure de grand mère dont j'ai parlé plus haut, et c'est au mois d'octobre de cette même année que je fis mes débuts au lycée d'Alais dans la classe de 8°.

La famille comportait ma grand mère maternelle, veuve depuis trois ans, mon père, ma mère et mes 3 soeurs plus jeunes que moi. L'aînée Madeleine avait 18 mois de moins que moi, la seconde Isabelle était née deux ans après Madeleine, et la dernière Hélène avait 3 ans de moins qu'Isabelle.

La personnalité de ma grand mère dominait toute la famille. Grande et forte, le masque romain, elle était autoritaire et spontanée. Bien qu'on ne puisse porter un jugement très sûr sur ses ancêtres, l'inexpérience de l'enfant, la déférence qui se doit y mettent un obstacle, je crois pouvoir affirmer que ma grand mère était sensuelle. Je n'en veux pour preuve que le cynisme avec lequel elle avouait sa prédilection pour le saucisson très salé qui "donnait soif". J'ai dit, et elle prouvait à chaque minute, que c'était à elle qu'appartenait le commandement. Enfin elle était d'une franchise indomptable : elle déployait ses pensées comme le porte drapeau son étendard. Au demeurant bonne et serviable quoique très partiale; ses faveurs et ses indulgences étaient réservées à ses préférés, dont j'étais, je l'avoue le premier.

Mais si je dois à ses gâteries, le développement très masculin de mon égoïsme, je dois aussi reconnaître que c'est à sa sollicitude qu'il faut sans aucun doute attribuer mes premiers succès scolaires; et ceux-ci ne conditionnent-ils pas tous les autres ?

Mon père était, contrairement à la chanson, en termes excellents avec sa belle mère. Homme droit et travailleur, il alliait à ces qualités foncières une intermittente et exubérante gaieté.

Ma mère, à l'opposé de ma grand mère, était une femme effacée et toujours prête à l'obéissance. Caractère à base de tristesse et de résignation, quelles que soient les variations du destin.

De mes soeurs il faut faire deux catégories : les 2 aînées élevées à la Présentation des filles de Marie...

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Ma carrière mérite d'être résumée : elle présente à deux reprises des occasions favorables que j'ai eu la bonne fortune de pouvoir saisir, avec témérité peut-être, mais sans exigence. Il y a là pour les jeunes générations une leçon des faits à retenir.

Je suis rentré à l'Ecole Polytechnique en 1900, avec le numéro 64. J'avais la même année passé l'examen de Normale, et par suite des démissions, nombreuses à cette époque, la liste des rescapés s'était allongée jusqu'à moi.

Je n'ai pas eu à hésiter quant au choix entre les 2 écoles. Le délai nécessaire aux remplacements successifs m'avait laissé entrer à l'X, et c'est le jour même de cette entrée, que le S/Dr de Normale, Jules Tamory, m'avisait par un court et cordial message de la faculté qui m'échéait. Il était trop tard pour changer d'avis.

Je dois reconnaître que le 1° semestre de mes 2 années d'X s'est écoulé sans que j'ai le moindre désir de faire un effort de travail. M'étant retrouvé 64°, je décidais de faire un effort qui me fit gagner quelques places. A la fin du 2° semestre j'étais 38°, à la fin du 3° : 32°.

Alors je résolus de faire un effort majeur, mais vanité des vanités, une malchance, ou une insuffisance m'octroya un 12 en Physique chez l'examinateur Pottier, l'un des fauves les plus redoutables et je ne m'alignais qu'au 45° rang à la sortie, ras de botte de 3 ou 4 places. Je fus donc artilleur !

Les modifications si nombreuses qu'on a vu fleurir en ces temps déjà lointain, avaient pour résultat en 1902 de faire faire un an de S/Lieutt dans un régiment aux officiers élèves sortant de l'X, qui ne restaient plus qu'un an à l'Ecole d'application de Fontainebleau.

J'avais eu l'imprudente folie de choisir Vincennes, parce qu'il était bien porté de demander cette garnison, quand le classement de sortie le permettait. Et c'est la raison première qui me fit abandonner la carrière militaire.

Vincennes était en effet la dernière garnison à prendre pour un jeune officier sans argent comme sans relations à Paris.

Prenant par force pension complète au mess des officiers de la garnison, j'avais le soir pour compagnon de table 2 lieutenants de 12 ans de grade qui commençaient sous leur deux galons à s'ankyloser lourdement.

Ils considéraient comme de juste ce blanc-bec de sous-lieutenant comme un compagnon indigne de leur sagesse et de leur âge. Et je vécus ainsi dans un mutisme vespéral peu favorable à impressionner un jeune homme.

A la fin de l'année au lieu d'aller à "Bleau" je démissionnais.

Le geste était facile, mais il fallait gagner sa vie. On était en juillet 1903, j'avais 22 ans 1/2, de la bonne volonté, un fond de caractère un peu triste malgré des apparences de gaieté, et des connaissances nulles, car à part la gymnastique cérébrale à laquelle on est rompu par les Math-Spéciales et Polytechnique, le bagage en sortant de l'X est inexistant, tout au plus possède-t-on un solide porte-bagages.

Ma mère, dont le rêve était de me voir entrer à la Cie P.L.M. avait obtenu pour moi de je ne sais quelle relation un mot d'introduction pour un grand antique M. d'Aiguillon, inspecteur général des mines. Je m'y présentai, recueillai des mains de cet éminent camarade 3 ou 4 recommandations pour des grands chefs de Réseaux et finis par être agréé au P.O.

M. Thédore Laurent, devenu depuis le grand industriel, le maréchal, que l'on sait m'embaucha comme élève ajusteur à l'atelier des machines à la solde journalière de 5 F.

Tout fier de ce résultat je préparai ma valise pour aller passer quelques jours de vacances chez ma mère dans le Gard, la Cie du P.O. n'ayant aucun motif spécial de souhaiter la rentrée immédiate de la jeune recrue que j'étais.

Et avant de partir je fis quelques visites.

J'allais notamment saluer M. Alfred Thomas, directeur des Ateliers de la Société des Batignolles, alors 176 avenue de Clichy à Paris, et ancien fonctionnaire du P.L.M. qu'il avait récemment quitté étant chef des ateliers de Paris.

J'avais été, par relations, invité 2 ou 3 fois chez M. Thomas et je jugeais correct de le saluer en lui disant comment s'orientait ma carrière.

Quand M. Thomas apprit que j'entrais au P.O. il me tint un langage qui refroidit singulièrement mon ardeur. Il me fit ressortir que j'entrais au chemin de fer par la porte basse, que je n'aurais un bel avancement qu'avec une chance énorme. Bref il me fit regretter ma décision.

La suite de son discours contrebalança la première. Il m'offrit de me prendre au bureau de dessin de la Société des Batignolles. J'acceptais d'enthousiasme : c'était la fortune 250 Francs par mois !

J'entrais donc au bureau de dessin de Batignolles le 1° octobre 1903. Huit mois de mauvais dessins, car je n'ai jamais particulièrement brillé à manier le crayon et le tire-ligne. Puis je passais aux ateliers.

En ce temps lointain, l'organisation de la Société, comme celle de beaucoup d'autres, était familiale et sans apparat. Le chef d'atelier M. Turck, qui serait aujourd'hui dénommé directeur, trônait dans un vaste bureau. A ses côtés deux sous-chefs Mâcon puis Vallade, et dans la même pièce que ces 3 chefs le long d'une grande table deux jeunes ingénieurs et un gosse pour les courses.

J'étais un des deux jeunes ingénieurs, qu'on mettait à toutes les sauces technico-administratives : réglage des locomotives, rapports avec les contrôles, remplacement de contremaîtres, études d'outillage.

Entre temps grâce à l'active complicité de ma grand mère et de Mme Thomas j'avais été agréé comme fiancé de sa fille aînée, Jeanne, par mon directeur M. Thomas.

Le mariage eut lieu le 12 janvier 1905 à la mairie du 17° arrondissement et à l'église Ste Marie des Batignolles. Mes beaux parents habitaient alors un appartement qu'on disait magnifique à cette époque au 6 bis de la rue des Moines.

Devenu gendre du Directeur je restais dans mes fonctions auprès du chef des ateliers jusqu'à la fin de 1905.

A cette époque commençait le montage de l'artillerie des cuirassés Patrie et Justice (14.500 Tx que de progrès depuis !). Batignolles avaient fourni les affûts. Je fus désigné comme chef-monteur. Et nous partîmes ma femme et moi, pour Toulon, où je passais 18 mois.

Cette période active de montage fut agréable et féconde. J'augmentais dans le sens pratique mon modeste bagage de constructeur, et, à ma rentrée à Paris à la fin de 1906 je remplaçais Vallade comme sous-chef des ateliers. 18 mois de ce poste excitèrent mon ambition.

Je trouvais à tort ou à raison que devenu gendre du Directeur, celui-ci me rejetais en queue de liste dans tous les projets d'avancement. Au cours d'une explication cordiale, il ne me le cacha d'ailleurs pas.

Je lui fis remarquer alors qu'il serait peut-être plus sage qu'il m'aidât à me placer ailleurs, où ses scrupules seraient apaisés.

C'est ainsi que je quittais Batignolles pour entrer à la plaine St Denis chez Pageron et Cie, ancien Ets Elewell.

Je dirai peut-être ailleurs l'invraisemblable organisation de cette maison, au passé glorieux. Qu'il me suffise de souligner que je dirigeais là pendant 18 mois un atelier de 500 hommes où l'on construisait des machines outils, des tubes lance torpilles, des compresseurs, des appareils de voie.

Agréable diversité dont la manifestation m'a suivi tout au long de ma carrière. Mais des drames se jouaient dans la coulisse. Ils me conduisirent dehors.

Par un camarade du G.M., Ch Radiguer, je pris en juin 1910 un poste d'ingénieur à la Sté Delaunay Belleville à St Denis.

D.B. était une magnifique affaire. Louis D.B., dont le nom est resté dans la liste des grands industriels et qui devait mourir prématurément en 1912, la dirigeait.

L'outillage était moderne, le haut personnel de choix. Ambiance favorable qui me faisait augurer avoir trouvé le chemin d'où je ne sortirais plus jusqu'à la fin de ma carrière.

La guerre de 1914-1918 devait déjouer cette espérance.

Cette guerre lança D.B. dans les fabrications de Défense nationale. Cette maison s'y jeta sans mesure, abordant un nombre de fabrications anormal, délaissant les fabrications de fondation qui faisaient sa fortune.

Jusqu'à la guerre tout se déroula normalement, et au 1° janvier 1914 j'étais chargé des ateliers avec un situation d'une douzaine de mille francs.

Je partis comme tout le monde le 1° août 14, pour revenir chez D.B. à la mi-juillet 1915, rappelé en usine.

Je trouvais à ma rentrée les ateliers en pleine effervescence; on creusait, on bâtissait, on construisait, et Robert D.B. me promenant dans son domaine me disait en me montrant le panache noir qui sortait des cheminées, témoin d'une combustion incomplètement fâcheuse : "Hein Lange si ça fume".

1915-1918. La guerre en usine. Activité fébrile. Obus, canons relevaient de mon autorité.

Après l'armistice, arrêt brusque et total. Lourdes charges financières. Malheurs divers : la commande de fusil Lebel, le procès avec l'Amirauté anglaise.

Marasme et craintes se faisaient jour dans l'esprit de chacun.

Les nuages s'amoncelaient, la tempête était proche, et le modeste collaborateur que j'étais pouvait se demander vers où le pousserait l'orage.

Une circonstance me favorisa une fois encore...

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