Lettre d’Henri Deltombe (1875-1941), lieutenant-colonel d’artillerie,
à son frère André Deltombe (1878-1971), abbé,
le 26 mai 1940, en pleine débâcle.
(Document communiqué par Didier
Dastarac)
Yvetôt, le 26 mai 1940 Dimanche
Mon cher André,
Les
renseignements qui nous étaient parvenus, soit par les journaux,
soit par des personnes arrivant de la région de St-Quentin
à St Valery, nous incitèrent, Anna et moi, Dimanche
dernier 19 mai, à prendre des mesures de précaution. Nous
ne sûmes que quelques jours après qu’en cette
journée du 19 mai, Amiens avait été
bombardé par des avions et plusieurs voies ferrées
interceptées. Aussi, dès ce lundi 20 de grand matin, avec
la voiture de Bernard qui était garée chez nous à
St-Valery, nous fîmes partir nos trois filles et nos trois
petits-fils ; je t’assure qu’avec tous les colis, les ballots de
couvertures, les objets de couchage indispensables, c’était une
voiture fortement chargée ; il fallait s’ingénier pour
faire tenir tout cela à l’intérieur. Comme chauffeur nous
avions un soldat belge que son chef avait bien voulu mettre à
notre disposition ; il appartenait à un détachement
arrivé à St-Valery de la veille et qui
précisément devait faire route le 20 mai en direction de
Fécamp. Il devait amener nos fille et petits-fils aux
Petites-Dalles.
Le
lundi 20, nous eûmes la preuve que la décision que nous
venions de prendre était des plus opportunes ; car c’est ce
jour-là qu’Abbeville subit une série de bombardements
aériens qui allaient se terminer dans la nuit par un pilonnage
incendiaire. Ce jour-là, le 20 mai, j’avais fait le projet de me
rendre à Amiens pour retirer de notre maison diverses choses et
aller aussi à la société Générale
retirer de l’argent ; à la gare de Noyelles, (sur la grande
ligne Boulogne-Paris) il me fut dit que l’on ne pouvait me
délivrer de billet ; car il y avait bien un train qui
fonctionnerait pour cette destination, qui se trouvait
déjà plein de réfugiés fuyant l’invasion,
et qui passerait... Dieu sait quand ! Je pris aussitôt le parti
de gagner Abbeville à pied ; j’avais à faire au
Crédit Lyonnais d’Abbeville ; et puis j’espérais y
trouver plus de ressources qu’à Noyelles pour gagner Amiens ;
mais à la gare d’Abbeville, je reçus l’avis formel qu’il
n’y avait pas à songer à aller à Amiens, que la
voie était coupée ; dès ce moment les voyageurs
pour Paris étaient détournés par le
Tréport. Je sus, en arrivant à Abbeville, que la ville
était en état d’alerte depuis 4 heures... et
malgré cela (il était alors près de 10 heures) la
circulation en ville était intense et en particulier il y avait
de véritables convois militaires. Mais cela ne devait pas tarder
à changer d’aspect, car bientôt des bourdonnements
inquiétants furent perçus et des bombes ne
tardèrent pas à tomber. Je n’eus que le temps de gagner
successivement un premier, puis un deuxième abri ; mais quand je
pus reparaître au jour, je n’eus qu’une hâte, celle de
gagner les champs. Et tandis que je regagnai St-Valery
pédestrement en longeant le canal, je vis se produire deux
attaques aériennes paraissant s’effectuer avec une grande
assurance de la part de l’ennemi, et qui faisait s’élever au
dessus de la malheureuse ville de forts panaches de fumée ; mais
ce fut beaucoup plus violent durant la nuit au cours de laquelle les
explosions furent abondantes ; le ciel empourpré
révélait l’intensité des incendies. Anna ne
parvenait pas à s’assoupir ; à trois heures quelqu’un
vint nous prévenir que l’ordre était donné
d’évacuer St-Valery ; aussitôt nous
réveillâmes André et il partit avec un petit bagage
à bicyclette pour rejoindre ses soeurs. Nous-mêmes nous
nous hâtâmes de préparer un bagage aussi portatif
(!) que possible et nous partîmes vers cinq heures sans grand
espoir de retrouver quelque chose de ce que nous laissions là.
Puisqu’il y avait évacuation, nous pensions que nous trouverions
des véhicules réquisitionnés pour cette affaire ;
illusion complète...! Nous partîmes bravement à
pied.
Nos cousins
Houdant partirent eux-mêmes ce matin-là ; mais toute la
famille à bicyclette. Ils eurent la gentillesse de nous
prêter une voiture d’enfant qui nous fut d’un secours inestimable
pour y placer sacs et valises. Notre objectif était les
Petites-Dalles. Première étape : coucher à
Criel-sur-Mer, un peu au-delà d’Eu, dont presque toutes les
maisons étaient fermées. Deuxième étape :
coucher à Neuville-les-Dieppe (Dieppe était à demi
abandonné sous le coup du bombardement de la veille qui avait
détruit dans le fond du port un navire-hôpital et la
Chambre de Commerce). Troisième étape : coucher à
Souqueville (dans la paille comme à Criel). Quatrième
étape : coucher à Hautôt-sur-Mer dans un bon lit.
Cinquième étape : hier samedi, à Veulettes, dans
un bon lit. Enfin sixième étape, celle d’aujourd’hui de
Veulettes aux Petites-Dalles où nous arrivâmes vers 10
heures, et où ... nous ne trouvâmes plus personne !
Parties dès mardi 21 nos cousines Lancrenon, Rodary et Henri
Noaille ; partie Marie Jean Guibert et Louise Rousselon-Rabut qui
était reçue chez Marie J. Guibert ! partis les Petit !
partis les Georges Wallon ! fermé le chalet des Mouettes !
fermé le chalet Crônier !...et sans doute, comme nous
l’avait fait entendre Marie-Thérèse avant son
départ de St-Valery, nos filles ont-elles dirigé leur
pérégrination vers le Mesnil pour se joindre aux
Rivière... avec quel chauffeur... ?.?
(La
colonie Rivière me fait penser à l’infortuné
Pauline Giard qui était en résidence à Wimereux ;
j’espère qu’elle a pu échapper avec sa famille. Je lis
dans le “Matin” de ce jour que dans toute cette zone du littoral entre
la Somme et Boulogne, des éléments motorisés
ennemis, qui se sont infiltrés, exercent par là leur
banditisme d’un nouveau genre.)
Après
cette constatation, nous eûmes la chance de trouver aux
Petites-Dalles, une demi-heure après notre arrivée un
autocar en partance pour Yvetôt ; nous y prîmes place
aussitôt Anna et moi. Nous venons d’y prendre notre repas et tout
à l’heure encore par autocar nous allons gagner Caudebec, puis
par le bac, nous traversons la Seine pour nous rapprocher du Mesnil
où nous espérons bien retrouver nos enfants.
Anna,
très remuée, très impressionnée par ces
détonations et ces menaces aériennes a réagi
autant qu’elle a pu pour faire, malgré sa fatigue, ces six
étapes à pied...! Elle n’en peut plus. Il est grand temps
que nous trouvions un gîte où elle se sente, où
elle sente ses enfants les plus jeunes, en sécurité. Et
puis nous portons à toute heure du jour et de la nuit le poids
de l’angoisse que nous cause le sort de nos trois grands jetés
dans cette étrange et redoutable mêlée sanglante
dans le Cambrésis et dans l’Artois... Comment en est-on
arrivé là...? Quelle énigme que ce franchissement
près de Sedan !...Mais Dieu sauvera la France ! Comme vient de
le dire Mgr Petit-de-Julleville dans une cérémonie
à N.D. de Bonsecours, «Dieu étant le Dieu de toute
justice ne pourra laisser impunis tant de crimes qu’un ennemi
dépourvu de scrupule a accumulés de nation en
nation...»
Michel
est à Fontevrault l’Abbaye (10 kilomètres de Saumur)
où il se prépare à devenir sous-lieutenant de
réserve de cavalerie motorisée.
J’ai
bien hâte de savoir où se sont repliées les Postes,
et d’Amiens et de St-Valery... Hier dans un journal, j’ai lu que nos
éléments avancés avaient atteint les faubourgs sud
d’Amiens... si telle est bien la situation, retrouverons-nous quelque
chose de notre maison rue Laurendeau ?? A la grâce de Dieu !
Si
tu as quelques nouvelles de nos soeurs, je te demande de m’en faire
part. Je t’embrasse, mon cher André de tout coeur : Anna se
joint à moi pour t’envoyer nos plus affectueux sentiments.
Ton frère dévoué
H. Deltombe